Est-il possible de bien vieillir en Suisse ?
Eveline Widmer-Schlumpf : Ma génération a pu bien vieillir. Quand nous étions jeunes, nous regardions l’avenir avec confiance. Cette approche positive est peut-être moins présente aujourd’hui. Actuellement, les jeunes sont préoccupés par la crise climatique, la crise de la biodiversité, le vieillissement démographique ou la guerre en Ukraine. Malgré tout, j’espère que mes petits-enfants pourront aussi bien vieillir.
Jan Burckhardt : La confiance d’autrefois (un emploi fixe et le rêve d’une maison individuelle) fait aujourd’hui défaut. Je ne m’attends pas à exercer le même métier toute ma vie pour ensuite prendre ma retraite. Le monde du travail évolue vite.
Pensez-vous que vous recevrez une rente AVS dans plus de 40 ans ?
Burckhardt : Oui. Le système de répartition confère à l’AVS sa stabilité. L’AVS est surtout financée par les riches, et il y en a beaucoup en Suisse.
Que signifie pour vous l’AVS ?
Burckhardt : Grâce à l’AVS, les personnes âgées peuvent vivre dignement, et ce de manière relativement équitable, sûre et économique. Mais je dois bien l’avouer : la prévoyance vieillesse me paraît encore loin. Les sujets tels que la crise climatique, la guerre en Ukraine ou la santé psychique des jeunes me préoccupent davantage.
Widmer-Schlumpf : L’AVS est la plus importante institution de sécurité sociale de Suisse. Associée aux prestations complémentaires, elle garantit la couverture des besoins vitaux des personnes âgées, indépendamment de leur situation économique. Je ne vois actuellement aucune alternative à ce modèle. Néanmoins, les prestations complémentaires ne suffisent pas toujours. Elles doivent être développées spécifiquement là où il existe une détresse financière. Ainsi, les prestations d’assistance ne sont actuellement pas indemnisées. Selon moi, développer l’AVS de manière générale ne serait pas judicieux dans la perspective actuelle.
Certaines personnes ont honte de percevoir des prestations complémentaires.
Widmer-Schlumpf : Personne ne devrait avoir honte. C’est un droit. Toutefois, comme le montre une enquête de Pro Senectute Suisse, beaucoup de personnes âgées ne savent absolument pas qu’elles peuvent obtenir des prestations complémentaires. Par ailleurs, c’est souvent parce qu’elles se dessaisissent volontairement de leur fortune que les personnes âgées n’ont pas droit aux prestations complémentaires. Il est donc important de les informer. Il est toutefois plus judicieux de se préoccuper de la prévoyance vieillesse dès le début de la vie active. En principe, les personnes qui ont un bon emploi disposent d’un deuxième pilier. Nous devons donc permettre à tout le monde de bénéficier de la meilleure éducation possible.
Burckhardt : Tout le monde n’a pas un bon emploi et beaucoup ne sont plus prêts à travailler toute leur vie à 100 %. Les assurances sociales ne tiennent pas suffisamment compte des nouveaux modes de vie et modèles familiaux.
Widmer-Schlumpf : Il est surtout nécessaire de réformer le 2e pilier : les personnes travaillant à temps partiel et ayant un bas revenu, dont de nombreuses femmes, ne reçoivent aujourd’hui pratiquement rien de la prévoyance professionnelle. En revanche, les bonifications pour tâches éducatives et pour tâches d’assistance peuvent être prises en compte dans l’AVS.
Monsieur Burckhardt, vous appartenez à la génération Z, dont on dit qu’elle aspire avant tout à donner du sens à sa vie. Vous le confirmez ?
Burckhardt : Dans le contexte de la crise climatique, il est absurde de tout miser sur sa carrière. Et donc, il est important d’avoir voix au chapitre. Beaucoup de personnes de ma génération ne sont pas prêtes à travailler au détriment de leur santé mentale. C’est pourquoi une des revendications politiques du CSAJ est une réduction du temps de travail pendant la formation. Selon une étude de l’Université de Bâle, un tiers des jeunes de 14 à 24 ans souffrent de symptômes dépressifs sévères depuis la pandémie. C’est le tiers d’une génération. Nous devons protéger ces personnes : l’apprentissage ne doit pas faire passer la vie sociale et l’engagement bénévole au second plan.
Widmer-Schlumpf : Le travail n’est pas quelque chose de négatif en soi. Ne pas avoir de travail est au moins aussi éprouvant. Les jeunes aussi aiment travailler et ont plaisir à faire carrière. Par ailleurs, chacun a des ressources différentes. C’était déjà le cas auparavant. Une bonne atmosphère dans l’entreprise me paraît importante : quelles relations les supérieurs entretiennent-ils avec les apprentis ? Répondent-ils aux besoins des collaborateurs ayant des enfants ?
Burckhardt : La réalité est malheureusement trop souvent différente et c’est là que les assurances sociales devraient être plus efficaces. Même une personne qui souffre d’un burnout à 30 ans doit pouvoir mener une vie digne.
Widmer-Schlumpf : Votre génération a fortement pâti des restrictions liées à la pandémie. Nous n’avons rien vécu de comparable pendant notre jeunesse.
Burckhardt : Déjà avant le COVID, les lacunes de prise en charge dans la psychiatrie des jeunes étaient dramatiques. Mais c’est vrai : ma génération a été la plus touchée psychologiquement par la pandémie. Malgré tout, jusqu’à présent, pas un centime du fonds public lié au COVID n’a été consacré à la promotion de la santé mentale des jeunes. Cela me rend triste.
Widmer-Schlumpf : Effectivement, cette situation pose problème. Il y a également une pénurie de personnel qualifié dans ce domaine, ce qui est particulièrement préoccupant.
« Beaucoup de personnes de ma génération ne sont pas prêtes à travailler au détriment de leur santé mentale »
Jan Burckhardt
Pendant la pandémie, les jeunes ont dû se restreindre fortement pour protéger leurs aînés. Comment avez-vous vécu cette solidarité entre les générations ?
Burckhardt : La plupart des jeunes se sont montrés solidaires et ont appliqué les mesures. Cela me contrarie de voir que nous sommes laissés seuls face aux conséquences négatives.
Widmer-Schlumpf : Les personnes âgées vivant dans un home ont également beaucoup souffert des restrictions de contact. Cependant, je pense que la solidarité entre les générations a bien fonctionné pendant le confinement. Par exemple, de nombreux jeunes ont été faire les courses pour des personnes âgées.
Pendant la pandémie, la solidarité entre les générations a joué un rôle important. Comment s’est-elle manifestée ?
Widmer-Schlumpf : La solidarité fonctionne bien au sein de la famille, même mieux qu’il y a 40 ans. De nombreux grands-parents (moi y compris) aident par exemple à garder les enfants ou s’occupent de leurs parents âgés. Les personnes de 65 à 74 ans sont celles qui font le plus de bénévolat, y compris dans le sport et la culture. Malgré tout, j’ai le sentiment que les générations vivent plus côte à côte qu’ensemble.
Burckhardt : Dans la lutte contre la crise climatique, en particulier, je me sens abandonné par les anciennes générations. Les contre-exemples encourageants, comme les aînés pour la protection du climat, semblent être une exception.
Widmer-Schlumpf : À petite échelle, l’échange entre les générations fonctionne. Dans ma commune, par exemple, nous avons décidé il y a des années à une large majorité de développer l’énergie solaire, jeunes et moins jeunes ensemble.
Burckhardt : Je suis d’accord. C’est pourquoi nous devons créer des canaux qui permettent de discuter d’égal à égal. Un exemple positif a été « l’Assemblée citoyenne pour une politique alimentaire », où 80 personnes choisies au hasard dans toute la Suisse ont discuté de l’avenir de l’alimentation.
Comment entretenez-vous personnellement la solidarité entre générations ?
Burckhardt : J’habite dans une maison où toutes les générations sont représentées, du bébé à la personne âgée. Je garde des enfants ou j’aide à porter des caisses. En échange, l’enseignante à la retraite fait parfois de la couture pour moi. C’est inspirant.
Widmer-Schlumpf : La mixité des quartiers est essentielle. Dans ce contexte, les communes doivent aussi tenir davantage compte des besoins des jeunes et des personnes âgées en matière de construction : là où une poussette peut passer, un déambulateur peut également passer.
Au niveau politique, les jeunes risquent d’être mis en minorité par leurs aînés. Qu’en pensez-vous ?
Burckhardt : Les générations plus âgées sont aux commandes. Au Conseil national, le tiers le plus jeune de la population n’est représenté que par 3 % et au Conseil des États, il ne l’est pas du tout.
Widmer-Schlumpf : Une question me préoccupe depuis longtemps : pourquoi les jeunes ne vont-ils plus voter ? Comment pouvons-nous changer cette situation ?
Burckhardt : Si nous donnons très tôt aux jeunes la possibilité de s’exprimer en politique, nous éveillons leur intérêt pour la politique. Une solution simple serait d’accorder le droit de vote à 16 ans, ce que le Conseil national devrait, je l’espère, approuver en juin. De plus, nous devons parler davantage de l’adultisme, la discrimination omniprésente des jeunes. Il se manifeste par exemple lorsque nous qualifions une exigence ou une critique de « puérile ». Au lieu de nous moquer des enfants, nous devrions leur transmettre le sentiment qu’ils peuvent s’impliquer.
Widmer-Schlumpf : Vous avez certainement raison de dire que la discrimination passe également par la manière de s’exprimer. Les personnes âgées aussi en sont affectées. L’« âgisme » est un problème qui préoccupe également Pro Senectute.
« Là où une poussette peut passer, un déambulateur peut également passer. »
Eveline Widmer-Schlumpf
Que faire ?
Widmer-Schlumpf : Nous devons parler davantage de politique à l’école. Pro Senectute a prévu d’intervenir dans des écoles avec un module de débat autour de la prévoyance vieillesse.
Burckhardt : La session des jeunes, les parlements des jeunes et les conseils d’enfants jouent également un rôle essentiel.
Le vieillissement démographique fait pencher la balance en défaveur des jeunes.
Widmer-Schlumpf : Il ne faut pas mettre toutes les personnes âgées dans le même sac. On trouve aussi des jeunes qui sont plus réactionnaires que de nombreux octogénaires, par exemple en étant contre la protection de l’environnement et contre l’égalité. Mais sur le fond, il est vrai que les préoccupations des jeunes trouvent peu d’écho en politique. Il suffit de penser au financement des crèches.
Burckhardt : Je suis convaincu que les personnes âgées pourraient elles aussi voter dans l’intérêt des jeunes et des générations futures.
L’image de la vieillesse a changé depuis que l’AVS a été créée il y a 75 ans. Les seniors d’aujourd’hui font du vélo ou passent des vacances actives.
Widmer-Schlumpf : Tout le monde ne fait pas que partir en vacances. Un grand nombre d’entre eux s’engagent comme bénévoles. Sans eux, notre société ne fonctionnerait pas.
Dans quelle mesure l’image des jeunes a-t-elle également changé ?
Widmer-Schlumpf : Le modèle familial traditionnel est en train de changer. Aujourd’hui, la société accepte mieux que les femmes et les hommes se partagent les tâches professionnelles et familiales. Le travail non rémunéré reste toutefois majoritairement effectué par les femmes. La balle est dans le camp des jeunes hommes.
Burckhardt : La valorisation du travail de care doit être améliorée. Au même titre qu’une AVS solide, qu’une protection efficace du climat et de la biodiversité et qu’un service public développé, elle est un facteur important pour que je puisse moi aussi me réjouir de ma retraite.
Eveline Widmer-Schlumpf
L’ancienne conseillère fédérale Eveline Widmer-Schlumpf, âgée de 67 ans, est présidente de Pro Senectute Suisse. Elle habite à Felsberg (GR) et a trois enfants et sept petits enfants.
Jan Burckhardt
Jan Burckhardt, 21 ans, est co-président du Conseil suisse des activités de jeunesse (CSAJ). Il habite à Urtenen (BE) dans une colocation intergénérationnelle.