Repenser le système des allocations familiales

Le système suisse des allocations familiales devrait être révisé. C’est la conclusion à laquelle parvient Marc Stampfli, ancien responsable du secteur Questions familiales à l’OFAS. Une réforme coordonnée par la Confédération devrait placer systématiquement l’enfant au centre, décharger les familles en situation précaire, uniformiser le financement et simplifier la mise en œuvre.
Marc Stampfli
  |  04 septembre 2024
    Recherche et statistique
  • Allocations familiales
Une réforme au niveau fédéral devrait lier le droit aux allocations familiales aux enfants. (Keystone)

En un coup d’œil

  • Les allocations familiales sont un outil important de la compensation des charges familiales.
  • Depuis 2009, elles sont régies par une loi-cadre fédérale, 26 lois cantonales et une loi spéciale pour l’agriculture.
  • Le système actuel des allocations familiales présente des lacunes et des défauts importants, auxquels une réforme de fond permettrait de remédier durablement.

Les allocations familiales sont un instrument important de la politique sociale et familiale suisse. C’est pourquoi l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS) a publié en septembre 2024 un rapport sur l’historique de leur création et les possibilités de réforme du système des allocations familiales. Créées par les employeurs sur une base volontaire dans la première moitié du 20e siècle, les allocations familiales sont entrées petit à petit dans les législations cantonales au cours des cinq décennies qui ont suivi. Ce n’est qu’au début du 21e siècle qu’une loi-cadre fut adoptée au niveau fédéral.

Entrée en vigueur en 2009, la loi sur les allocations familiales (LAFam) a depuis lors été révisée à plusieurs reprises. Les autres bases légales pertinentes sont la loi fédérale sur les allocations familiales dans l’agriculture (LFA) et les 26 lois cantonales sur les allocations familiales.

Combinées à d’autres mesures telles que les allègements fiscaux spécifiques aux familles, les subventions à l’accueil extrafamilial des enfants, les bourses d’études ou les avances sur contributions d’entretien, les allocations familiales visent à compenser les charges familiales. En créant ces instruments, la société reconnaît l’importance des prestations fournies par les familles et dédommage ces dernières pour les frais qu’elles consacrent à la prise en charge, à l’entretien et à la formation de leurs enfants.

Loi sur les allocations familiales : une genèse laborieuse

En 1945 déjà, le peuple acceptait un article de la Constitution donnant à la Confédération la compétence de réglementer les allocations familiales au niveau fédéral. Pourtant, en dépit de nombreuses interventions parlementaires, de plusieurs initiatives cantonales, de recommandations de commissions d’experts et d’exemples d’autres pays, la création d’une solution fédérale échoua.  Ainsi, les cantons prirent-ils le relais et, en 1965, chacun d’eux avait édicté sa propre loi. Seul le domaine de l’agriculture était réglementé au niveau fédéral. En 1991, la conseillère nationale Angéline Fankhauser (PS/BL) déposa une initiative parlementaire par laquelle elle demandait la création d’une allocation fédérale d’au moins 200 francs par mois pour chaque enfant (« un enfant, une allocation »). C’est sur cette base que le Parlement adopta ensuite la LAFam, en 2006, en tant que loi-cadre. Après quinze ans de débats politiques particulièrement intenses, la LAFam était enfin adoptée sous la forme d’un compromis.

Au vu de la très longue lutte politique qui a précédé sa création, cette loi marque un jalon important dans l’avancée de la politique sociale et familiale du pays. À de nombreux égards, en effet, les 26 anciennes législations cantonales sur les allocations familiales divergeaient considérablement. La loi-cadre fédérale eut pour effet d’harmoniser plusieurs points importants : assujettissement des salariés et des personnes sans activité lucrative (mais non des indépendants), définition de types d’allocations familiales, fixation du montant de l’allocation mensuelle minimale (200 francs pour les enfants et 250 francs pour les jeunes en formation), interdiction de verser une allocation partielle aux travailleurs à temps partiel, réglementation nationale du droit à l’allocation, du concours de droits, des limites d’âge, des procédures d’exécution et de la coordination avec les autres assurances sociales. Dans les limites du cadre prescrit, les cantons règlent la surveillance des caisses de compensation pour allocations familiales, le financement et l’organisation. Ils peuvent fixer des montants minimaux plus élevés que ceux prescrits par le droit fédéral, assujettir également les indépendants, ou encore prévoir des allocations de naissance et d’adoption.

Pour les partisans d’une solution fédérale globale, ne pas assujettir les indépendants à la LAFam représentait un compromis inacceptable, puisque, pour toute une partie des travailleurs, le principe fondamental « un enfant, une allocation » restait ainsi lettre morte. En 2006 déjà, une initiative parlementaire demanda d’inscrire l’assujettissement des indépendants dans la loi ; à l’issue de débats acharnés, le Parlement finit par adopter en 2011 une réforme en ce sens. En tant que loi spéciale, la LFA ne fut pas modifiée.

La loi-cadre que constitue aujourd’hui la LAFam est l’aboutissement d’un long processus et permet d’appliquer presque entièrement le principe « un enfant, une allocation ». Depuis, celle-ci n’a plus été fondamentalement modifiée. Des améliorations y ont certes été apportées, à l’instar de la mise en service du registre des allocations familiales en 2011. En 2020, l’âge minimal de l’allocation de formation a été abaissé de 16 à 15 ans ; le droit à l’allocation, étendu au congé de maternité des mères au chômage ; et l’octroi d’aides financières aux organisations familiales, inscrit dans la loi. En mars 2024, le Parlement a obligé les cantons à réglementer le financement des allocations familiales via une compensation intégrale des charges entre les différentes caisses de compensation pour allocations familiales ou entre les branches. Au niveau des cantons, le développement était limité à l’extension des prestations. Ainsi, beaucoup ont fait usage de leur droit d’allouer des montants plus élevés que les minima imposés par la Confédération.

Défauts et lacunes du système en vigueur

Structurellement, le système suisse des allocations familiales se caractérise par trois éléments fondamentaux.

Premièrement, le lien avec le statut professionnel : en effet, le droit aux allocations est lié à l’activité professionnelle des parents (salariés, indépendants, personnes sans activité lucrative) et non à l’enfant lui-même, comme c’est souvent le cas à l’étranger. Ce lien est la principale raison pour laquelle l’objectif « un enfant, une allocation », pourtant largement soutenu sur le plan politique, n’est toujours pas entièrement atteint. De nombreux parents en situation professionnelle précaire n’ont ainsi pas droit aux allocations, par exemple ceux exerçant un emploi de courte durée, temporaire ou sur appel, à domicile et sans nombre d’heures défini contractuellement, ou encore à l’indépendance dite fictive. Le dispositif d’exécution complexe et coûteux, avec ses centaines de caisses de compensation pour allocations familiales, est également une conséquence directe du lien avec le statut professionnel. Enfin, les citoyens peinent à comprendre et à cerner le corpus législatif complexe qui gouverne ces allocations, et les changements d’emploi ou de domicile les obligent souvent à changer de caisse ou modifient leur droit.

Deuxièmement, la répartition des compétences entre Confédération et cantons se traduit par d’importants écarts entre ces derniers en termes de type et de montant des prestations. Ainsi, six cantons appliquent toujours le taux minimal prescrit par la Confédération, alors que d’autres versent entre 300 et 400 francs par enfant et par mois. Neuf cantons octroient par ailleurs des allocations de naissance, et huit cantons, des allocations d’adoption. Les coûts, qui dépendent du montant des prestations allouées par chaque canton, sont tout aussi variables. De plus, cette hétérogénéité ne va pas sans générer une lourde charge administrative pour le versement des allocations différentielles intercantonales. Enfin, il faut bien reconnaître que les allocations familiales constituent certes une importante contribution aux frais des parents, mais qu’elles ne permettent pas de lutter de façon ciblée et efficace contre la pauvreté des familles.

Troisièmement, la LFA privilégie les paysans en chargeant les pouvoirs publics de financer leurs allocations familiales (à raison de deux tiers par la Confédération et d’un tiers par les cantons). Les autres indépendants, par contre, financent eux-mêmes les allocations familiales qui leur sont destinées. Outre la question de savoir si ce privilège reste justifié, cette coexistence de deux lois engendre des problèmes complexes de délimitation et de compétences, notamment en termes d’exécution, problèmes qui vont croissant. D’une part, des dispositions cardinales de la LFA sont matériellement obsolètes, c’est-à-dire qu’elles cadrent de moins en moins avec la législation agricole, en perpétuelle mutation. D’autre part, les agriculteurs ont diversifié leurs activités et sont donc de moins en moins nombreux à n’exercer que leur profession agricole d’origine.

Une solution fédérale globale

Les défauts et les lacunes du système d’allocations familiales sont dus à sa structure complexe. Il n’est pas possible d’y remédier par des réformes isolées, qui permettent tout au plus de corriger des aspects spécifiques. Pour améliorer fondamentalement et durablement le système, il faudrait mettre sur pied une solution fédérale globale. Celle-ci devrait intégrer les éléments suivants :

  • Réglementer les allocations familiales de manière uniforme au niveau fédéral.
  • Associer le droit aux allocations familiales à l’enfant, indépendamment du statut professionnel de ses parents ; tous les seuils de revenus seraient supprimés. L’allocation serait versée aux personnes (parents ou parent seul) ayant la garde de l’enfant. Ainsi, tous les enfants et les jeunes en formation de Suisse auraient droit aux mêmes allocations.
  • Prévoir des allocations sous condition de ressources en complément des allocations familiales pour les familles de working poors afin de lutter de manière ciblée contre la pauvreté des familles.
  • Créer un fonds de compensation central pour les allocations familiales avec pleine compensation des charges. Initialement, ce fonds serait alimenté par le transfert des réserves de fluctuation de l’ensemble des caisses de compensation pour allocations familiales. Actuellement, ces réserves s’élèvent à environ 3 milliards de francs, soit à peu près la moitié des prestations annuelles versées en vertu de la LAFam.
  • Charger les caisses cantonales d’allocations familiales d’examiner les demandes concernant les enfants domiciliés sur leur territoire, de statuer et de verser les allocations correspondantes. Les caisses d’allocation familiales privées seraient dissoutes, leurs réserves de couverture des risques de fluctuation transférées au fonds suisse de compensation. Les tâches actuellement confiées aux caisses d’allocations familiales seraient réattribuées aux caisses AVS.
  • Assurer le financement des allocations au moyen des cotisations salariales ainsi que des contributions des indépendants et des pouvoirs publics.
  • Prévoir le prélèvement des cotisations salariales par les caisses de compensation AVS, qui les verseraient ensuite au fonds.
  • Charger un service fédéral d’examiner les demandes concernant des enfants domiciliés à l’étranger, de verser les allocations correspondantes et de surveiller l’application de la loi.
  • Abroger la loi spéciale pour l’agriculture.
  • Donner aux cantons la possibilité de verser des allocations supplémentaires (plus élevées), mais en les finançant eux-mêmes, donc sans faire appel au fonds suisse de compensation. L’ensemble des dispositions de la loi fédérale s’appliquerait également à ces allocations. Cette mesure permettrait à ceux qui versent actuellement des allocations plus élevées que celles fixées par la Confédération de conserver leur niveau de prestations actuel.

Avantages d’une réforme globale

Les avantages d’une telle réforme sont évidents : lier le droit aux allocations familiales à l’enfant et supprimer les seuils de revenus comblerait toutes les lacunes subsistant aujourd’hui. De plus, des allocations sous conditions de ressources aux familles de working poors versées en sus réduiraient de manière ciblée la pauvreté des familles et des enfants.

Introduire des règles de financement communes dans tout le pays, combinées à un fonds suisse de compensation (et, ainsi, supprimer les réserves de couverture des risques de fluctuation des différentes CAF) et à des cotisations salariales identiques pour tous les secteurs (et, éventuellement, à une contribution identique des pouvoirs publics) dans toutes les régions du pays contribuerait aussi à accroître l’équité globale du système. Cette solution inclurait l’abandon du privilège en matière de financement accordé à l’agriculture.

La simplification du dispositif d’exécution réduirait sensiblement les coûts administratifs. En outre, les caisses de compensation pour allocations familiales verraient diminuer significativement la charge de travail liée à l’examen des demandes, le nombre de changements de caisse baisserait drastiquement, les allocations différentielles intercantonales disparaîtraient, l’exportation des allocations familiales à l’étranger serait simplifiée et les cotisations salariales seraient prélevées avec les cotisations du 1er pilier, sur le modèle de ces dernières.

Attribuer l’entière responsabilité du pilotage au seul législateur fédéral permettrait d’aligner la surveillance de l’exécution avec les normes et les processus de modernisation du 1er pilier. De plus, les allocations familiales pourraient être entièrement intégrées à la stratégie de numérisation du 1er pilier et les innovations correspondantes, financées par le fonds suisse. Enfin, le développement matériel du système d’allocations familiales serait plus aisé à mettre en œuvre.

Malgré ces avantages évidents, on devine sans peine, au vu de la maturation lente et politiquement très controversée de la LAFam en tant que loi-cadre, que les chances de réalisation d’une loi fédérale globale sont minces. La pierre d’achoppement est ici moins le « développement de l’État social » que le fédéralisme, si fortement ancré dans la politique familiale. Il reste à espérer que la solution fédérale globale esquissée dans le présent document ait le mérite de susciter une discussion ouverte sur l’avenir du système suisse d’allocations familiales.

Bibliographie

Docteur en histoire, ancien responsable du secteur Questions familiales, Office fédéral des assurances sociales (OFAS)
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