En Suisse, de nombreuses personnes ont de bonnes chances de vivre jusqu’à un âge respectable et de rester en bonne santé pendant une grande partie de la vieillesse. Celle-ci se présente donc souvent comme une phase relativement longue de l’existence qui, en comparaison des autres, offre une marge de liberté considérable. S’il en est ainsi, c’est qu’une partie des obligations que l’on rencontre plus jeune, comme l’exercice d’une activité lucrative, la garde des enfants ou le soutien financier apporté aux jeunes en formation, ont déjà pris fin ou perdu en importance. Même les tâches d’aide et d’assistance en faveur de ses propres parents doivent généralement être assumées en parallèle de l’activité lucrative, tandis que celles en faveur du partenaire de vie ne sont souvent pas nécessaires avant l’âge de 80 ans, voire plus tard.
Cela fait quelque temps déjà que la recherche sur le vieillissement déplace son centre d’intérêt vers le potentiel des personnes âgées et ne considère plus en premier lieu le grand âge sous l’angle des risques individuels et sociaux qui y sont associés. Les nouvelles libertés évoquées contribuent à la grande diversité des manières de vivre individuellement sa vieillesse et son vieillissement. Par ailleurs, les personnes âgées ont été amenées à affronter des défis différents au cours de leur existence. Ajoutée aux différences d’origine sociale et de formation, cette diversité de parcours de vie tend à accentuer les différences entre personnes âgées. De ce fait, l’âge chronologique n’est pas un indicateur significatif de la santé d’une personne, des services qu’elle est prête et apte à rendre, ni de l’âge qu’elle se donne elle-même.
Un changement de paradigme: du retrait à l’activité et de la responsabilité sociale à la responsabilité individuelle Avant de réfléchir à une conception possible de la politique de la vieillesse, il convient d’évoquer un changement de paradigme majeur intervenu dans la théorie gérontologique. La théorie du désengagement (Cumming/Henry 1961), longtemps prévalente, considérait le vieillissement comme l’acceptation d’un rôle social identifié à un retrait et à une passivité croissants. Les auteurs de la théorie ne considéraient pas ce désengagement comme un phénomène négatif, mais soulignaient sa dimension quasi inévitable, une caractéristique de l’existence sur laquelle l’individu n’a guère d’influence. Dans cette perspective, le retrait des personnes âgées s’accompagne aussi d’effets souhaitables pour la société, tels que le transfert aux jeunes générations de rôles sociaux essentiels. Ce retrait graduel des aînés du centre de la société avait pour corollaire une réduction des attentes à leur égard, par exemple en ce qui concerne la responsabilité qui serait la leur de rester en bonne santé ou de s’engager au service de la société civile. Les nouvelles théories gérontologiques marquent une rupture radicale avec l’approche de Cumming et Henry et mettent au contraire l’accent sur l’activité des personnes âgées. Des notions comme celle du vieillissement réussi (Rowe/Kahn 1997) soulignent les possibilités offertes à l’individu d’influencer la façon dont il vieillit. Dans le même temps, plus on reconnaît à l’individu une capacité d’influencer son vieillissement, plus on lui attribue la responsabilité de « bien vieillir ».
Cette évolution des théories gérontologiques peut être placée dans un contexte social plus large. Le groupe des personnes âgées compte toujours plus d’individus qui ont vécu dans une relative sécurité sociale et matérielle. Comme l’a montré Inglehart (1997) dans une étude comparative, de telles situations de vie favorisent un changement de valeurs dans lequel l’épanouissement personnel et la réalisation de soi prennent le pas sur des notions plus passives comme celles d’adaptation et de dévouement. Dans cette évolution, souvent qualifiée d’individualisation (Oyserman et al. 2002), les droits tendent à supplanter les devoirs, le souci de ses affaires personnelles et privées est mis au premier plan, tout comme l’autonomie et l’épanouissement personnel ; en même temps, on attache aussi plus d’importance aux performances personnelles. L’individualisation s’accompagne par conséquent d’une baisse du conformisme et d’une diversification de la société (Baumann 2001). Aussi notre époque se caractérise-t-elle moins par la prédominance de certaines valeurs que par l’existence d’une pluralité de valeurs. À la lumière de cette évolution, on peut penser que nombre de personnes qui atteignent aujourd’hui un âge avancé adoptent une posture réflexive sur leur vieillissement et critique à l’égard des conventions et des assignations sociales jusqu’alors associées à la vieillesse. La diversité des manières de vivre sa vieillesse continuera donc vraisemblablement d’augmenter et les personnes âgées attacheront sans doute toujours plus d’importance à l’autodétermination et à l’individualité.
Efforts visant à définir une politique globale de la vieillesse Dans la société de communication (Münch 1991), les personnes âgées sont toujours représentées d’une manière spécifique. Cette représentation associe encore la vieillesse à la dernière étape d’un parcours de vie, lui-même structuré en trois phases successives et clairement délimitées que seraient l’apprentissage, le travail et le repos. La phase du repos évoque généralement l’idée d’une dépendance, d’une perte et d’un délitement progressifs.
Dans ce contexte, on peut qualifier de progrès notable la définition de la vieillesse donnée par l’Organisation mondiale de la Santé dans sa publication Vieillir en restant actif : cadre d’orientation (OMS 2002). La troisième phase de la vie y est représentée comme une étape de l’existence que l’individu est libre de façonner comme il l’entend. En 2017, l’OMS a remplacé l’expression « vieillir en restant actif » par celle de « vieillir en bonne santé », healthy ageing, qu’elle définit aussi de manière très large. Dans sa publication de 2002, l’OMS définit les trois piliers qui devraient être mis en place au niveau politique si l’on entend favoriser le vieillissement actif : la santé, la sécurité et la participation.
En ce qui concerne la santé, l’OMS souligne en particulier l’impact des maladies chroniques sur la vie des personnes âgées. Étant donné que la prévention des maladies chroniques commence dès le plus jeune âge, il importe de mener une politique de santé publique dans une perspective globale de la vie. Selon cette approche, l’état de santé d’une personne âgée reflète les influences auxquelles elle a été exposée tout au long de son parcours de vie.
Dans un pays comme la Suisse, la sécurité se comprend pour l’essentiel au sens matériel. Même si la situation matérielle de la population âgée y est relativement bonne, la pauvreté des personnes âgées reste une réalité et s’accorde mal avec l’ambition d’une société qui entend permettre la participation de chacune et de chacun (voir p. ex. Pilgram/Seifert 2009).
Pour ce qui est de la participation, enfin, l’OMS précise dans son cadre d’orientation de 2002 que la participation des aînés signifie l’implication constante de ces derniers dans les affaires sociales, économiques, culturelles, spirituelles et civiles. À la lumière de ces constats, il apparaît clairement qu’une politique moderne et ambitieuse de la vieillesse ne saurait se limiter à l’organisation et au financement des soins médicaux pour les personnes âgées.
L’importance d’une mise en œuvre globale Si, dans sa stratégie, l’OMS a dressé un portrait différencié et complet de la vieillesse en expliquant l’intérêt de vieillir en restant actif, la mise en œuvre sur le terrain s’appuie souvent sur une interprétation très étroite de cette approche. Comme le souligne Boudiny (2013), la concrétisation d’une politique favorisant le vieillissement actif se heurte régulièrement au fait que seules quelques-unes des priorités définies par l’OMS sont abordées. Dans bien des cas, la mise en œuvre se focalise avant tout sur la politique de la santé ou les questions économiques. Étant donné que le vieillissement démographique et le recul de la part active de la population ont une incidence sur le financement des rentes, on peut comprendre que de nombreuses interventions politiques visent à combler les lacunes financières qui se dessinent. De même, il paraît légitime que la hausse des frais de la santé provoquée par le vieillissement de la population soit au cœur des préoccupations politiques. Il n’en demeure pas moins qu’une telle focalisation sur les aspects économiques ou sanitaires ne rend pas justice à l’idée fondamentale du vieillissement actif, car elle fait l’impasse sur les aspects sociaux, culturels, spirituels et civiques qu’implique une vie active.
On peut aussi critiquer le fait que de nombreuses mesures concernant l’économie ou la santé n’agissent que sur l’offre (Boudiny 2013). C’est le cas, par exemple, lorsque l’on élimine les incitations à prendre une retraite anticipée ou relève l’âge de la retraite pour créer des possibilités de travailler plus longtemps ou lorsque, dans le domaine de la santé, on crée des offres d’encouragement de l’activité physique destinées aux personnes âgées. Par contre, il n’existe guère d’actions politiques qui cherchent à agir sur la demande, c’est-à-dire à garantir que les opportunités ainsi créées puissent être effectivement utilisées par un grand nombre d’intéressés. En ce qui concerne le marché du travail, on pourrait par exemple chercher à réduire la discrimination des travailleurs âgés, valoriser leur travail ou investir dans leur formation et leur formation continue pour influencer la demande. Encourager les personnes âgées à exercer des activités favorables à la santé reviendrait aussi à investir dans leur motivation et dans leurs compétences en matière de santé. L’attente que les personnes âgées s’engagent de manière bénévole aurait plus de chances d’être satisfaite si l’on promouvait les cours et les formations qui rendent possible un tel engagement et si l’on renforçait la reconnaissance publique du travail bénévole.
La mise en œuvre d’une politique du vieillissement actif révèle souvent un autre problème : le groupe des personnes très âgées y joue généralement un rôle mineur. On n’attache pas suffisamment d’attention aux activités valorisantes à la portée des personnes dans cette tranche d’âge en proie à une plus grande fragilité, sans doute parce que de telles activités ne se conforment pas à l’image stéréotypée que l’on se fait du grand âge. Cela montre à quel point il est important de concevoir l’activité sous ses différents angles et de trouver des moyens d’en assurer les conditions de réalisation jusqu’à la fin de la vie.
Conclusions pour la politique de la vieillesse Quels enseignements pouvons-nous tirer de ces considérations ? La première conclusion est sans aucun doute qu’une conception large du vieillissement actif doit s’intéresser à l’ensemble du parcours de vie et englober les formes d’activité les plus diverses. Ainsi, les possibilités d’apprentissage, même à un âge avancé, peuvent être décisives pour développer ou maintenir des contacts sociaux et retarder certains problèmes cognitifs liés à l’âge (Phillipson/Ogg 2010). L’approche politique qui entend favoriser un vieillissement actif ne sera prometteuse que si elle prend en compte la diversité des manières de vivre sa vieillesse (Boudiny 2013) et se conçoit comme une stratégie globale qui vise à permettre la participation de tous et à améliorer le bien-être tout au long de l’existence. Si elle peut comprendre des actions au niveau des individus et de leurs modes de vie, elle devrait aussi inclure des aspects organisationnels, par exemple dans le monde du travail ou dans l’implication des bénévoles âgés. Elle devrait également avoir un impact sur la société dans son ensemble, par exemple en intensifiant la coopération entre les différents services publics impliqués dans la politique de la vieillesse, et ce aux niveaux tant local que fédéral (Walker 2018).
Pour identifier les caractéristiques communes d’une approche globale du vieillissement actif, il peut être utile de se tourner vers la notion de gérontologie écologique (Wahl et al. 1999). Cette théorie souligne que le vieillissement s’inscrit toujours dans un environnement donné et qu’il peut se comprendre comme un processus continu d’adaptation et de participation. L’adaptation à l’environnement, qui est souvent un défi de plus en plus important avec l’âge, est l’aptitude essentielle pour arriver à rester actif en vieillissant. Les déficiences imputables à la vieillesse, telles qu’une audition ou une vision défaillante, jouent ici un rôle de premier plan. Veiller à ce que les conditions environnementales facilitent le processus d’adaptation et de participation des personnes âgées n’en est que plus important. Un aspect central est, dans cette perspective, de promouvoir une offre de logements adéquats. Mais d’autres facteurs environnementaux, par exemple dans le quartier, le voisinage ou le village, peuvent également favoriser l’activité des personnes âgées. Dans une démarche axée sur l’espace social, quantité de choses peuvent être faites dans l’environnement immédiat pour permettre aux personnes âgées de rester mobiles dans leur vie quotidienne, d’entretenir des contacts sociaux importants et de participer à la vie sociale (Rüssler/Heite 2017). À cet égard, l’initiative « Villes et communautés amies des aînés » lancée par l’OMS en 2007 a donné des impulsions précieuses également en Suisse (voir Réseau suisse des villes-amies des aînés). Les actions menées dans ce contexte se concentrent toujours sur des questions d’infrastructure et d’environnement social. Dans l’optique d’une compréhension globale du vieillissement actif, une politique de la vieillesse axée sur l’espace social devrait avoir pour objectif de maintenir la capacité d’adaptation de l’individu jusqu’à un âge avancé, de lui permettre d’entretenir ou de développer des contacts sociaux importants sur le plan émotionnel et de surmonter les obstacles structurels.
- Bibliographie
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