Vieillir avec une mobilité réduite

Une analyse des approches en matière de handicap et de vieillesse inscrites dans le système suisse des assurances sociales relève qu’elles ne sont pas coordonnées. Au lieu de la faciliter, cette réalité complique un peu plus la vie des personnes du troisième âge limitées dans leur mobilité et pèse sur leur autonomie.
Francesca Rickli
  |  06 septembre 2019
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Avec le vieillissement de la population, l’espérance de vie à l’âge de la retraite augmente aussi pour les personnes en situation de handicap. Un rapport de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) et de la Banque mondiale (OMS et Banque mondiale 2011) indique que la proportion de personnes à mobilité réduite au sein de la population âgée augmente également. Une thèse de doctorat en ethnographie s’est intéressée à la question de savoir si et comment le système suisse des assurances sociales prenait en compte le risque que constitue un handicap limitant la mobilité à l’âge de la retraite et, le cas échéant, comment cela influait sur le souhait et la possibilité, pour les personnes concernées, de vivre le plus longtemps possible à la maison.

Dans le cadre d’une étude de terrain de seize mois, des personnes âgées à mobilité réduite ont été rencontrées, suivies et interviewées chez elles. Outre celles qui étaient déjà en situation de handicap avant l’âge de la retraite, un petit groupe de personnes pour lesquelles la diminution de la mobilité s’est manifestée après l’âge de la retraite a également été inclus dans l’étude. Enfin, différents prestataires dans les domaines du handicap et de la vieillesse ont été invités à évaluer la situation de personnes âgées dont la mobilité était réduite.

Cette étude qualitative révèle, au fil d’une grosse trentaine d’exemples, comment ces personnes âgées développent, avec le soutien de divers prestataires (organisations d’aide et de soins à domicile, services de transport, associations de personnes handicapées), parents, partenaires, voisins ou moyens auxiliaires technologiques, de fragiles habitudes leur permettant de vivre chez elles avec leur handicap. L’étude s’intéresse également à la manière dont le modèle actuel du vieillissement « actif » ou « en santé » affecte la réalité existentielle et l’image de soi des personnes âgées en situation de handicap.

Passer de l’AI à l’AVS Lorsqu’elles arrivent à l’âge légal de la retraite, plutôt bas en comparaison internationale, les personnes en situation de handicap perdent leur statut d’« invalides » et tous les droits aux prestations qui en découlaient. « Maintenant, je ne suis plus handicapée, je suis vieille », relève avec cynisme une participante à l’étude qui vit depuis sa naissance avec une maladie neuromusculaire dégénérative. Depuis qu’elle a atteint l’âge de la retraite, elle touche une rente de vieillesse, à l’instar de tous les autres citoyens suisses. Le passage de l’AI à l’AVS a plusieurs conséquences pour les personnes concernées. Premièrement, elles disposent d’une palette plus restreinte de moyens auxiliaires adéquats pour faire face à la limitation de leur mobilité ; deuxièmement, les services auxquels elles ont affaire et les prestations d’aide ne sont plus les mêmes ; troisièmement, elles ressentent un épuisement certain à devoir encore lutter pour pouvoir mener leur vie de manière aussi autonome que possible à l’âge où elles devraient théoriquement pouvoir jouir d’un certain repos.

La garantie des droits acquis La personne qui bénéficie déjà d’une rente ou de toute autre prestation de l’AI (p. ex. un moyen auxiliaire ou une assistance personnelle) peut se prévaloir, au moment du changement d’assurance, d’une garantie de ses droits acquis. Prenons l’exemple d’une femme atteinte du syndrome post-poliomyélitique dont le fauteuil roulant est irrémédiablement endommagé quelques années après qu’elle ait atteint l’âge de la retraite ; elle a alors droit, en vertu de cette garantie des droits acquis, à un nouveau fauteuil roulant remplissant les mêmes fonctions. Si en revanche, le besoin d’un nouveau fauteuil roulant résulte d’une progression de son atteinte physique, autrement dit si cette femme a désormais besoin d’un fauteuil roulant électrique parce que ses épaules ont été exagérément sollicitées par des années de handicap, elle n’y a légalement pas droit. Ainsi que le montrent les résultats de cette étude, la plupart des personnes à mobilité réduite sont informées de ce transfert d’une assurance à l’autre et s’assurent, avec l’aide d’assistants sociaux, de médecins et d’organisations d’entraide, de disposer du meilleur équipement possible avant l’âge de l’AVS, anticipant ainsi une future dégradation de leur état.

En revanche, lorsque la personne est confrontée à un handicap après l’âge de la retraite, p. ex. à la suite d’une attaque cérébrale, d’un accident, d’une paralysie ou résultant de ce que l’on appelle les signes de l’âge, elle n’a pas droit à des moyens auxiliaires tels que ceux proposés par l’AI à des fins de réadaptation professionnelle. L’AVS dispose bien d’un éventail de moyens auxiliaires simples, mais l’ordonnance ad hoc offre un choix beaucoup plus limité que celui de l’AI.

Transfert de compétence Le passage à l’AVS s’accompagne aussi, pour les personnes handicapées, d’un transfert de compétence. L’OFAS a conclu des conventions de prestations avec des partenaires publics dans les domaines du handicap et de la vieillesse. Cependant, la compétence de Pro Infirmis, p. ex., concernant les personnes en situation de handicap, prend fin lorsque celles-ci atteignent l’âge AVS. C’est ensuite Pro Senectute, laquelle concentre ses objectifs et son activité sur les questions de vieillesse, qui prend le relais. Il n’y a de ce fait pas d’institution à même de prendre la mesure des besoins des personnes âgées en situation de handicap dans toute leur complexité et d’adapter ses prestations en conséquence. Les personnes concernées tombent ainsi dans un véritable piège, celui de la compétence. Le deuxième piège pour elles résulte du fait que le handicap est réglé à l’échelon cantonal, tandis que tout ce qui touche à la vieillesse relève des communes. Là encore, l’expertise et le discernement des personnes auxquelles incombe cette responsabilité sont indispensables pour que les personnes handicapées ne soient pas laissées pour compte l’âge venant.

Qu’entend-on par retraite ? Les personnes à mobilité réduite sont très diversement préparées aux défis résultant de leur passage à l’âge de l’AVS. Pour celles qui étaient conscientes du transfert à venir entre les deux institutions et ont pris les mesures qui s’imposaient, le passage dans le giron de l’AVS est tout d’abord resté sans conséquences. Mais lorsqu’elles ont été confrontées plus tard – et toutes celles qui ont pris part à l’étude l’ont été – à une nouvelle diminution de leurs capacités, à la perte d’un soutien important dans leur entourage ou à un handicap secondaire (résultant p. ex. d’une diminution progressive de la vue), l’absence de l’AI et des organisations privées spécialisées dans l’aide aux personnes en situation de handicap s’est fait sentir.

Les retraités peuvent certes aussi recourir à toutes sortes de possibilités de soutien, y compris financier, notamment proposées par des associations ou des organisations d’entraide, à des offres de prestations comme celles des centres de prestations de Pro Senectute, ou encore à d’autres éléments des assurances sociales tels que l’allocation pour impotent ou l’assurance obligatoire des soins. Mais la combinaison ­vieillesse et handicap faisant défaut au plan conceptuel, les personnes concernées doivent se battre davantage pour leurs besoins et leurs problèmes. L’étude montre que les personnes qui vivent depuis longtemps avec un handicap sont particulièrement touchées par l’épuisement face aux obs­tacles bureaucratiques. La retraite devrait pouvoir être, pour autant qu’on le souhaite, le temps où l’on se retire, le temps de la tranquillité. Or, dans les conditions actuelles, les personnes à mobilité réduite ne peuvent pas se retirer du combat usant qu’elles livrent sans relâche, parfois depuis toujours, pour bénéficier d’un environnement sans obstacle.

Vivre à la maison La majeure partie de l’étude porte sur la mise en œuvre pratique du désir des personnes âgées de rester le plus longtemps à la maison. Elle montre avec quel soutien les personnes âgées handicapées organisent leur quotidien pour pouvoir mener leur existence de manière aussi indépendante que possible. Des moyens auxiliaires de toutes sortes – caddies, déambulateurs, fauteuils roulants, pinces ou lifts d’escalier – jouent à cet égard un rôle déterminant. Lorsque les personnes âgées tirent parti de ces aides, elles peuvent façonner leur quotidien à leur rythme. Les conjoints, les parents ou les voisins s’acquittent souvent des tâches non reconnues, dans le système social, comme des prestations obligatoires à financement solidaire : ils sortent les poubelles, nourrissent les animaux domestiques, déblaient la neige ou accompagnent ces personnes âgées dans leurs activités quotidiennes et leurs loisirs.

Les personnes handicapées sont souvent habituées à faire face à une limitation croissante de leur mobilité, à la nécessité de modifier leurs habitudes et d’anticiper ces changements. Cependant, leur capacité d’adaptation diminue avec l’âge, surtout si leur tissu social se transforme (p. ex. en raison du décès du conjoint ou du départ d’un voisin) ou si les moyens auxiliaires ne sont plus disponibles que dans une mesure limitée.

Des modèles de vieillissement positifs La manière dont nous vieillissons s’est transformée radicalement au cours des dernières décennies. Aujourd’hui, en Suisse, un homme de 65 ans a une espérance de vie de presque 20 ans, et une femme du même âge peut espérer vivre encore pas loin de 23 ans (OFS 2018). Le troisième âge, qui débute à la retraite, est organisé activement : les Suissesses et les Suisses s’adonnent aux voyages et aux randonnées, s’occupent de leurs petits-enfants ou s’engagent au sein de leur commune ou d’associations. Toutefois, le vieillissement de la population se traduit à la fois par des défis accrus pour les individus et par un alourdissement de la tâche de l’État social, des fournisseurs de soins et des soignants. Dans ce contexte, l’idée d’un « vieillissement réussi », c’est-à-dire la promesse que nous avons le potentiel de vieillir tout en restant actifs, en bonne santé et productifs, est une perspective séduisante aussi bien pour l’État que pour l’individu. Les offres et les politiques qui mettent l’accent sur un vieillissement « actif » ou « en santé » contribuent par ailleurs à propager la nouvelle vision de ce que devrait être une « bonne vieillesse ». Le rôle des personnes du troisième âge au sein de la société actuelle évolue en conséquence. Chacun est encouragé à adopter un style de vie sain et actif jusqu’à un âge avancé.

Les différentes assurances sociales suisses ont été fondées sur les représentations et les hypothèses relatives au déroulement de l’existence qui avaient cours à cette époque. Quant au passage de l’AI à l’AVS pour les personnes handicapées, il a lui aussi été prévu à une époque où régnaient une autre image des personnes âgées et d’autres attentes quant à leur rôle et à leur place dans la société que celles d’aujourd’hui. En application des principes d’insertion professionnelle et de participation à la vie sociale, les personnes en situation de handicap bénéficient, lorsqu’elles sont en âge de travailler, d’un soutien destiné à leur permettre de prendre part aussi largement que possible à la vie économique et sociale ; mais dès qu’elles atteignent l’âge de l’AVS, elles doivent renoncer à tout soutien supplémentaire. L’enquête menée auprès des prestataires indique qu’en Suisse, personne ne semble attendre des seniors dont la mobilité est réduite qu’ils fonctionnent en accord avec le modèle du vieillissement réussi, autrement dit qu’ils soient aptes et performants. Personne ne semble donc non plus avoir réalisé que ces seniors perdent des moyens d’intégration et de participation lors du transfert de leurs dossiers de l’AI à l’AVS.

Et pourquoi ne pas voir le vieillissement comme une chance pour tous ? En comparant les modèles passés et actuels, l’étude montre que, bien que les préceptes sociaux sur lesquels se fondent les politiques en matière de vieillesse et de handicap aient évolué de manière concomitante dans le sens de l’activation, de l’intégration et de la participation, les besoins spécifiques des personnes handicapées, notamment celles atteintes dans leur mobilité, ont été perdus de vue dans le concept du vieillissement actif. Il est très préoccupant que le handicap ne soit pas reconnu comme faisant partie intégrante du vieillissement dans le système de couverture sociale, en particulier au regard de l’adhésion de la Suisse à la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées, en 2014. Bien que la Convention mentionne explicitement la participation et l’intégration des personnes handicapées de tout âge à la société comme l’un de ses principes généraux, les limitations de la mobilité qui justifiaient l’octroi de prestations de l’AI ne sont plus déterminantes pour l’AVS.

La politique de la vieillesse actuelle reconnaît que les personnes âgées disposent elles aussi de multiples ressources qui constituent un atout pour la société (Brechbühl 2019). Cependant, il ne faut pas oublier que tous les retraités n’ont pas les ressources physiques ou matérielles d’adapter leur cadre de vie de manière à pouvoir prendre une part active à la vie de la société. Le but de l’AI pourrait être repensé dans ce sens : au lieu de se contenter de remédier à une incapacité de gain, l’AI pourrait continuer de soutenir les personnes en situation de handicap dans leur capacité de participation au-delà de l’âge de la retraite. L’âge venant, celles-ci auraient dès lors elles aussi le choix de vivre comme elles l’entendent, que ce soit chez elles ou en institution.

  • Bibliographie
  • Brechbühl, Jürg (2019) : « Vieillir est aussi une chance », in CHSS 1/2019, p. 3 : www.soziale-sicherheit-chss.ch/fr/ > Éditions & Dossiers.
  • Office fédéral de la statistique (2018) : Espérance de vie : www.ofs.admin.ch > Trouver des statistiques > Population > Naissances et décès > Espérance de vie.
  • Rickli, Francesca (2018) : No longer disabled : Temporalities of Aging and Disability in Switzerland, Thèse de doctorat Université de Zurich (en préparation).
  • RS 0.109 Convention (des Nations Unies) relative aux droits des personnes handicapées (conclue à New York le 13 décembre 2006, approuvée par l’Assemblée fédérale le 13 décembre 2013, instrument d’adhésion déposé par la Suisse le 15 avril 2014, entrée en vigueur pour la Suisse le 15 mai 2014) : www.admin.ch > Droit fédéral > Recueil systématique.
  • Organisation mondiale de la santé ; Banque mondiale (2011) : Rapport mondial sur le handicap. Genève ; Washington DC : www.who.int > Health Topics > Disability > Publications.
Dr des. phil., scientifique associée, ISEK-­Ethnologie, Université de Zurich
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