L’incapacité de travail causée par une maladie (et les absences au travail qui en résultent), les pertes de productivité, les problèmes sur le lieu du travail et la mise en invalidité non seulement pèsent sur les personnes concernées, mais engendrent aussi des coûts considérables pour les entreprises et pour l’économie. Ainsi, plus de la moitié des coûts imputables aux maladies psychiques en Suisse (19 milliards de francs par an) apparaissent dans le contexte du travail (OCDE, 2014). Ces chiffres s’expliquent notamment par le fait que les troubles d’ordre psychique sont très fréquents. La grande majorité des personnes atteintes dans leur santé ont néanmoins un emploi, y compris celles qui présentent des troubles d’ordre psychique. Si de nombreuses entreprises de grande taille disposent de services d’état-major compétents (RH, consultation sociale, spécialistes de la sécurité du travail, gestion de la santé en entreprise, etc.), tel n’est pas le cas des petites entreprises. Comment les PME parviennent-elles donc à maintenir en emploi des collaborateurs même s’ils souffrent, pour certains, de gros problèmes de santé ?
Expériences faites par 470 PME En 2017, une équipe de recherche mandatée par l’association patronale de Bâle, l’association des arts et métiers de Bâle-Ville, le département de la santé publique de Bâle-Ville, la fondation Rheinleben, la Haute école spécialisée Döpfer à Cologne et l’hôpital psychiatrique de Bâle-Campagne s’est penchée sur la question de savoir comment les PME ne disposant pas de services d’état-major parviennent à maintenir en emploi des salariés atteints dans leur santé. Tous les membres de la chambre de commerce de Bâle-Campagne ainsi que des associations des arts et métiers argovienne et soleuroise ont été contactés. L’étude, dont les résultats sont publiés ici pour la première fois en détail, a été financée par la fondation d’assistance aux employés de Bâle et par le département de la santé publique de Bâle-Ville. La programmation de l’enquête a été réalisée par la société ValueQuest. Les PME contactées ont été invitées à décrire un cas de maladie psychique ou physique ayant entraîné des limitations significatives dans l’entreprise (performance du salarié, relations sociales, fiabilité ou présence), mais ayant néanmoins suivi une évolution positive.
Parmi les 490 PME qui ont participé à l’enquête, 470 ont décrit un cas concret. Pour la moitié, il s’agissait d’entreprises de moins de 10 salariés, tandis que 30 % des entreprises ayant décrit un cas employaient 10 à 49 personnes. Un tiers des entreprises interrogées étaient actives dans le secteur secondaire, avant tout la construction, et deux tiers dans le secteur des services. La moitié des descriptions étaient fournies par le PDG, 20 % par un cadre et 30 % par un responsable du personnel.
Salariés présentant des problèmes de santé Près de 70 % des salariés présentant un problème de santé étaient des employés ordinaires, et les 30 % restants étaient à parts égales des apprentis, des chefs d’équipe ou des cadres supérieurs. Dans l’ensemble, un tiers des cas décrits concernaient des employés ordinaires sans formation professionnelle.
Soutien de l’entourage privé Les personnes dont l’atteinte à la santé pose problème au niveau professionnel dépendent particulièrement du soutien de leur entourage familial pour faire face à leurs difficultés au travail. Sur la base des descriptions de cas, l’étude a permis d’évaluer dans quelle mesure les salariés malades étaient soutenus par leur entourage privé. Les chercheurs ont fait une distinction suivant la fonction hiérarchique et le type de maladie (voir graphique g1).
L’analyse des cas montre que, de manière générale, les apprentis et les employés ordinaires bénéficient d’un contexte privé moins stable que les cadres. Le soutien apporté aux personnes atteintes de troubles psychiques et aux apprentis était particulièrement faible : moins de la moitié des employés ordinaires et un quart seulement des apprentis reçoivent de leur entourage privé le soutien dont ils auraient besoin pour affronter les difficultés professionnelles découlant de leurs problèmes de santé. L’insuffisance du soutien familial accordé aux apprentis souffrant de troubles psychiques pose un problème majeur, car une bonne coopération entre l’employeur et les parents serait particulièrement importante dans leur cas.
Influence du type de maladie sur la gravité des problèmes au travail Les salariés atteints dans leur santé psychique sont environ deux fois plus nombreux à présenter un comportement professionnel ou social problématique que ceux qui souffrent d’une maladie d’ordre physique (voir graphique g2). Si la capacité de travail des deux groupes de personnes est à peu près la même, les salariés souffrant de troubles psychiques sont un peu moins souvent en congé de maladie (par contre, leurs absences durent en général plus longtemps).
Les employeurs se montrent clairement moins compréhensifs (environ 75 %) face aux difficultés en matière de discipline et de comportement social que rencontrent les salariés atteints dans leur santé psychique que face aux problèmes de santé des salariés souffrant de troubles physiques (près de 90 %). Le degré de compassion globalement élevé face aux deux groupes de personnes indique néanmoins que les employeurs font en général preuve de compréhension pour ce qui est des limitations de performance en cas de maladie.
Les comportements et attitudes des employés et de l’entreprise sont déterminants Plusieurs raisons expliquent pourquoi les supérieurs hiérarchiques sont moins compréhensifs envers les employés souffrant de troubles psychiques : d’une part, ces troubles entraînent plus souvent un manque de fiabilité et des problèmes sociaux et, d’autre part, les salariés concernés parlent beaucoup moins souvent et plus tardivement de leurs troubles que les employés atteints dans leur santé physique. L’étude montre que les salariés qui informent d’emblée sur leur trouble psychique rencontrent tout autant de compréhension de la part de leur supérieur et de leurs collègues que les salariés souffrant de troubles physiques. Pour ces derniers, le moment auquel ils évoquent leur maladie n’a aucune incidence sur le degré de compréhension dont fait preuve le supérieur hiérarchique (voir graphique g3).
Les supérieurs hiérarchiques déclarent qu’environ 60 % des employés atteints dans leur santé sont restreints dans leur capacité de travail, et ce indépendamment de la nature du handicap. A priori, les troubles psychiques ne sont pas plus invisibles que les problèmes physiques, qui souvent ne se manifestent pas non plus de manière apparente : les supérieurs hiérarchiques ne perçoivent pas la maladie en soi (ce n’est pas ce qui est attendu d’eux), mais plutôt ses retombées au niveau fonctionnel. Par conséquent, le degré de compréhension dont fait preuve le supérieur hiérarchique pour une baisse de capacité de travail n’est pas forcément lié à la cause du handicap. Il dépend davantage de la disposition du salarié à renseigner assez tôt et de manière transparente sur le trouble de la santé dont il souffre. Environ 90 % des employés atteints de troubles physiques les signalent à leur supérieur hiérarchique, tandis que 60 % seulement des personnes présentant des troubles psychiques le font. De ce fait, les supérieurs hiérarchiques connaissent souvent mieux les raisons d’une baisse de la capacité de travail en cas de troubles physiques.
Selon les supérieurs hiérarchiques interrogés, quatre congés de maladie sur cinq paraissent justifiés. On peut en déduire que ce n’est pas la maladie ni l’incapacité de travail en soi qui provoquent le mécontentement au travail ou qui risquent de menacer l’emploi. L’environnement professionnel est davantage sensible à la façon dont le salarié gère ses problèmes de santé ; il importe par exemple qu’il reste en contact avec l’entreprise pendant son absence. Pour les employeurs interrogés, le fait qu’un salarié s’engage activement pour trouver des solutions et s’efforce de réduire, autant que faire se peut, ses absences joue un rôle important (voir tableau T1). En particulier, la durée des absences est déterminante : si l’employeur considère que l’absence est trop longue, le degré de compassion dans l’entreprise diminue et le mécontentement, le stress et les doutes sur la bonne volonté du salarié augmentent. On peut en déduire que l’attitude fondamentale du salarié est cruciale. Si, en dépit de ses problèmes, il reste ouvert et aimable, s’il fait tout son possible pour travailler, il a de meilleures chances de garder son emploi. Les réponses des supérieurs hiérarchiques montrent par ailleurs que la responsabilité sociale de l’entreprise ou la conscience sociale du supérieur jouent également un rôle dans le maintien en emploi. De même, le recours ciblé à des services professionnels est important.
Soutien professionnel insuffisant Les (très) petites entreprises ne disposent que rarement d’un service des ressources humaines et n’ont pratiquement jamais de qualifications ni de guide pratique pour traiter de manière adéquate les employés atteints dans leur santé (voir graphique g4). En outre, elles ne cherchent que très exceptionnellement à entrer en contact avec des services extérieurs (office AI, gestionnaire de cas de l’assureur-maladie, etc.).
Il serait notamment nécessaire d’améliorer la coopération entre les médecins traitants et les PME : ce n’est que dans 10 % des cas de trouble physique et dans 20 % des cas de trouble psychique que l’entreprise a été contactée par le médecin traitant du salarié. Pourtant, les supérieurs hiérarchiques auraient souhaité des échanges avec le médecin de leur employé dans trois quarts des cas d’atteinte psychique et dans un peu moins de la moitié des cas d’atteinte physique. De manière générale, de nombreux employeurs souhaiteraient un contact avec le médecin, particulièrement lorsque des troubles psychiques sont en jeu.
L’expérience personnelle du supérieur hiérarchique joue un rôle Les expériences personnelles du supérieur hiérarchique ayant lui-même souffert d’une maladie influent sur sa manière d’évaluer une situation comparable d’un employé. Plus de la moitié des supérieurs hiérarchiques interrogés ont en effet déclaré avoir souffert de problèmes physiques ou psychiques qui avaient eu un impact négatif sur leur capacité de travail : 34 % avaient eu des problèmes physiques, 12 % des problèmes psychiques et 9 % des problèmes psychiques et physiques. En revanche, 45 % n’avaient jamais eu de problème de santé notable. Suivant leur vécu médical et les expériences faites avec une incapacité de travail, les supérieurs hiérarchiques perçoivent différemment l’état de santé des membres de leur équipe : alors que les chefs qui n’ont jamais eu de problème de santé ne détectent guère de maladies chez leurs collaborateurs et que les chefs ayant souffert de troubles physiques semblent avoir surtout des employés atteints dans leur santé physique, les supérieurs qui ont présenté des maladies psychiques et physiques par le passé estiment à 30 % la proportion de personnes atteintes dans leur santé au sein de leur équipe. Ces faits débouchent sur deux conclusions possibles : d’une part, une histoire médicale peut sensibiliser une personne et améliorer sa faculté de perception des problèmes affectant son personnel. D’autre part, il se peut que le groupe des supérieurs hiérarchiques en bonne santé qui semblent entourés uniquement d’employés en bonne santé ou presque soit l’expression d’une sorte de mécanisme de défense. Il faut se demander si de nombreux chefs ne refusent pas simplement d’admettre l’existence de problèmes médicaux. Une telle attitude serait très problématique pour ce qui est de l’intervention précoce chez les employés atteints dans leur santé. Dans l’ensemble, selon les personnes interrogées, 18 % des effectifs auraient, par le passé, souffert de problèmes psychiques affectant leur capacité de travail ou leurs relations au travail.
Facteurs statistiquement étayés qui contribuent au maintien en emploi Bien que les personnes interrogées aient été invitées à décrire des scénarios positifs, les données recueillies montrent qu’au moment de l’enquête, un peu plus de 40 % des employés concernés avaient quitté l’entreprise ou étaient menacés de licenciement. Ce chiffre inclut certes des fins de travail usuelles, par exemple au terme de l’apprentissage, mais la plupart des cessations de travail pour cause de retraite anticipée, de mise en invalidité ou de licenciement s’expliquent par une relation problématique entre employeur et employé. Un dépouillement statistique très complet a été réalisé pour déterminer les facteurs statistiquement pertinents du maintien en emploi des salariés atteints dans leur santé. Il a mis en évidence différentes caractéristiques qui sont plus importantes que la nature du trouble de la santé (psychique ou physique) :
- Le collaborateur atteint dans sa santé s’est impliqué activement dans la recherche de solutions.
- Le supérieur hiérarchique a signalé au collaborateur qu’il pouvait rester dans l’entreprise malgré les difficultés rencontrées.
- Aucun membre de l’équipe n’a jamais dénigré le collègue malade derrière son dos.
À l’inverse, les caractéristiques suivantes semblent plutôt favoriser un licenciement :
- Le supérieur hiérarchique a beaucoup d’expérience de direction.
- Le supérieur hiérarchique a pris très au sérieux les problèmes de l’équipe.
Les résultats de l’analyse de régression montrent que tous les membres d’une équipe contribuent à la décision de garder ou non un collègue malade en emploi : le collaborateur atteint dans sa santé, son supérieur hiérarchique, mais aussi, et surtout, les collègues concernés. Comme il est plus difficile d’absorber les absences et les baisses de performance dans une petite entreprise, où elles entraînent davantage de difficultés avec les clients et, surtout, mettent davantage de pression (psychologique et temporelle) sur les supérieurs hiérarchiques, la résistance au stress de l’équipe et sa volonté de compenser la baisse de performance d’un collègue jouent un rôle important.
Afin d’aider tous les intéressés et de favoriser le maintien en emploi en cas de maladies, les partenaires du projet ont rédigé un dépliant (en allemand) avec des recommandations s’adressant à tous les niveaux.
Conclusion Les petites entreprises sont particulièrement exposées aux problèmes de santé du personnel et ne bénéficient que rarement d’un soutien professionnel. Par conséquent, dans la pratique, la question se pose de savoir quelles offres rapides et précoces peuvent être proposées à ces entreprises pour protéger les emplois. Dans ce contexte, il importe de savoir que de nombreuses PME ne connaissent toujours pas la palette d’offres des offices AI et qu’elles évitent délibérément d’impliquer les offices AI par loyauté envers leurs employés. Dans l’ensemble, les PME ne manquent pas de compréhension ni d’engagement pour garder en emploi leurs salariés qui souffrent de problèmes de santé. Mais les responsables ne disposent souvent pas des connaissances fondamentales nécessaires à cette fin et n’ont donc pas l’assurance nécessaire qui leur permettrait d’accompagner leurs employés malades avec le soutien des collègues, de sorte à trouver une solution fondée sur la confiance et praticable pour tous. Les entreprises souhaitent d’avoir des échanges avec le médecin traitant, surtout dans les cas de maladie psychique. Ensuite, l’étude illustre l’importance qu’il faut accorder au comportement de l’employé malade et aux efforts qu’il déploie. Compte tenu de ce constat, il serait nécessaire que le traitement et la psychothérapie aident le patient à comprendre à quel point son engagement est important et dans quelle mesure il doit s’appliquer dans les limites de ses possibilités, tout en soignant le contact avec l’entreprise pendant ses absences. Une telle attitude est appréciée de l’entreprise qui, pour sa part, déploie davantage d’efforts pour soutenir l’employé. Enfin, l’étude met en évidence l’influence de l’histoire médicale du supérieur hiérarchique sur sa façon d’aborder les problèmes de santé de ses collaborateurs et sur sa perception de la maladie : il se peut que certains supérieurs hiérarchiques soient incapables de percevoir une atteinte à la santé qui les concerne ou qui affecte un de leurs collaborateurs. Dans ces circonstances, les efforts d’intervention précoce se heurtent à de gros obstacles d’ordre psychologique chez les empoyeurs.
- Bibliographie
- OCDE (2014), Santé mentale et emploi : Suisse : www.oecd-ilibrary.org
- Prinz, Christopher ; Baer, Niklas ; Veerle, Miranda (2014) : « Santé mentale et emploi : Recommandations de l’OCDE pour la Suisse », in CHSS 2/2014, pp. 70-75 : https://www.securite-sociale-chss.ch > Archives.