La pandémie de COVID-19 a accéléré la numérisation au sein de la Confédération. Où en sommes-nous aujourd’hui ?
Anne Lévy : La pandémie a agi comme un électrochoc. Aujourd’hui, il ne s’agit plus de savoir si la Suisse doit numériser son système de santé, mais plutôt dans quels délais et avec quels résultats elle y parviendra. L’OFSP a accompli un travail considérable à cet égard. Je pense par exemple au « Radiation Portal Switzerland », qui permet aux hôpitaux et aux cabinets médicaux d’enregistrer leurs appareils radiologiques, de déposer des demandes ou d’obtenir des autorisations, le tout par voie électronique. De même, on constate des progrès dans la déclaration des maladies transmissibles : les laboratoires, par exemple, nous communiquent désormais les cas de grippe exclusivement sous forme électronique. C’est une façon de procéder que nous étendons peu à peu à d’autres agents pathogènes soumis à déclaration.
Quels sont les avantages pour la population ?
Une partie des données alimente directement le portail d’information public sur les maladies transmissibles. On peut ainsi suivre de près l’évolution du virus respiratoire syncytial ou des cas de grippe et de méningo-encéphalite à tiques. Ce portail fonctionne comme un système d’alerte précoce qui assiste le corps médical dans sa planification et permet à la population de décider si elle souhaite se faire vacciner.
Début 2025, l’OFSP a lancé le programme national DigiSanté. Quel est le but de ce programme ?
DigiSanté vise à promouvoir la transformation numérique du système de santé suisse. Sa pierre angulaire : un service public numérique permettant la saisie unique des données de santé, leur échange sécurisé et leur utilisation multiple. À l’heure actuelle, les cabinets médicaux, les hôpitaux, les laboratoires et les pharmacies utilisent des systèmes informatiques assez cloisonnés. Or, pour pouvoir échanger des données, ces systèmes doivent parler la même langue.
« Pour pouvoir échanger des données, les systèmes informatiques doivent parler la même langue »
Pouvez-vous nous donner un exemple ?
Sur le plan technique, le problème vient souvent de l’impossibilité d’interconnecter les différents systèmes. Et même lorsqu’une connexion est établie, l’échange de données peut malgré tout échouer. Cela peut être dû à des formats de présentation différents, par exemple des dates, qui compliquent la lecture des informations. Autre exemple : le sexe féminin peut être codé par la lettre « f », « w » (pour weiblich en allemand) ou même par le chiffre « 1 » – autant de variantes qui prêtent à confusion. Il est donc essentiel de définir des règles uniformes pour l’échange, la structuration et l’interprétation des données. C’est une condition sine qua non pour garantir une communication fluide et sécurisée entre les systèmes.
Qui doit définir ces normes dans le système de santé ?
Pour que ces normes soient adaptées à la pratique et largement acceptées, elles doivent être élaborées en collaboration avec les utilisateurs et s’appuyer sur des normes de données internationales bien établies. À cet égard, je tiens à souligner que la Confédération ne crée pas de systèmes informatiques pour les cabinets médicaux ou les hôpitaux. En revanche, elle fournit une partie de l’infrastructure et des services nationaux, notamment des registres centraux. Elle garantit ainsi des flux de données continus et sécurisés entre les différents systèmes. De plus, elle numérise ses propres prestations, qu’elle coordonne avec les nombreux projets de numérisation menés dans le cadre de DigiSanté.
Comment les données de santé sensibles sont-elles protégées ?
La protection des données et la cybersécurité font partie des priorités de DigiSanté, notamment en ce qui concerne le transfert, le traitement et l’enregistrement des données. Il faut à tout prix respecter les exigences dans ce domaine et minimiser les risques.
Des modifications législatives sont-elles nécessaires ?
Non. Les lois fédérales et cantonales existantes en matière de protection des données sont suffisantes. L’important est de bien les respecter.
Les milieux de la recherche souhaiteraient un meilleur accès aux données de santé. Dans quelle mesure DigiSanté répond-il à ce besoin ?
Une multitude de données de santé sont générées dans le cadre des traitements médicaux, des diagnostics, des thérapies ou de la facturation. En prévoyant des normes contraignantes, DigiSanté garantit que ces données puissent circuler de manière continue et sécurisée. Par ailleurs, il se peut que ces données soient également utiles pour la recherche ou pour planifier et piloter le système de santé. Dans ces cas-là, on parle d’« utilisation secondaire ». Par exemple, les données fournies par les hôpitaux peuvent permettre de déterminer la fréquence de certaines maladies ou l’efficacité des traitements.
L’industrie pharmaceutique a-t-elle donc aussi accès aux données de santé ?
En principe, oui. Toutefois, une nouvelle demande d’accès doit être déposée pour chaque projet de recherche. L’accès se limite alors aux données nécessaires au projet, qui sont préalablement anonymisées afin qu’elles ne contiennent aucune information personnelle telle que le nom ou l’adresse. Ces données sont ensuite regroupées en grands volumes pour que seul l’ensemble reste visible. Enfin, elles sont utilisées à des fins secondaires uniquement si on a donné son consentement.
Combien coûte DigiSanté ?
En 2024, le Parlement a alloué un crédit d’engagement d’environ 400 millions de francs (fonds fédéraux) pour une période de dix ans.
Le programme DigiSanté est-il également touché par les mesures d’économie annoncées par l’OFSP en février dernier ?
Nous avons dû opérer une redistribution interne de nos ressources, afin de pouvoir poursuivre les travaux et les prestations de base dans les domaines d’importance stratégique tels que la numérisation. Malheureusement, cette situation a entraîné des coupes budgétaires dans d’autres domaines. La transformation numérique constitue un investissement pour l’avenir. Pourtant, chaque débat au Parlement s’annonce ardu en vue de faire débloquer les ressources nécessaires, surtout dans un contexte budgétaire particulièrement tendu.
« Le Danemark fait figure de pionnier sur la scène internationale »
Y a-t-il des modèles à suivre au niveau international pour DigiSanté ?
Nous sommes en contact étroit avec d’autres pays européens, notamment le Danemark et l’Autriche, où le système de santé est déjà plus numérisé. Le Danemark, justement, fait figure de pionnier sur la scène internationale : il a mis en place une identité électronique et un dossier électronique du patient, intégré à un portail national de santé. En Suisse, la situation est plus complexe, le système de santé étant fortement fragmenté en raison du fédéralisme. Cette réalité nous oblige à élaborer et à mettre en œuvre des solutions durables en collaboration avec l’ensemble des acteurs concernés.
Le dossier électronique du patient fait-il partie de DigiSanté ?
Le dossier électronique du patient (DEP) a été développé avant le lancement de DigiSanté déjà, conformément aux exigences fixées à l’époque par le législateur : il est désormais disponible dans toute la Suisse et continue d’évoluer. Indépendamment du DEP, DigiSanté pose aujourd’hui les bases de la transformation numérique de l’ensemble du système de santé, dont le DEP constitue un élément clé.
Quel serait un exemple concret d’avantage que le DEP peut offrir ?
Prenons l’exemple d’une femme domiciliée à Genève. En vacances en Valais, elle fait une chute malencontreuse et se casse le poignet. À l’hôpital de Sion, on lui fait passer des radiographies, elle est opérée en urgence, puis sort après quelques jours. Au moment de quitter l’établissement, elle reçoit une ordonnance et un rapport de sortie détaillé. Si ces documents sont enregistrés dans son DEP, son médecin habituel pourra les consulter avant leur prochain rendez-vous, sans effort supplémentaire. Résultat : un gain de temps, une charge administrative réduite, moins d’erreurs et des soins de meilleure qualité.
Les acteurs sont-ils disposés à collaborer dans le cadre de DigiSanté ?
Absolument, et c’est réjouissant. Tout le monde en a conscience : nous devons faire bouger les choses, nous ne pouvons plus rester les bras croisés. Je trouve par exemple très impressionnante la collaboration au sein du groupe spécialisé Gestion des données dans le système de santé. Ce groupe a entamé ses travaux fin 2022, bien avant le coup d’envoi officiel de DigiSanté cette année. Il regroupe des experts de la Confédération, des cantons, des hôpitaux, des assurances-maladie et de l’industrie pharmaceutique active dans la recherche, des médecins, des pharmaciens et d’autres acteurs de la santé. Ensemble, ses membres identifient des champs d’action et élaborent des solutions concrètes.
Une dernière question : où en serons-nous dans dix ans ?
D’ici dix ans, la gestion numérique des données de santé ira autant de soi que l’e-banking aujourd’hui. Nous utiliserons des ordonnances électroniques en pharmacie, notre médecin de famille aura accès aux documents établis par les hôpitaux, et ma gynécologue pourra voir quels médicaments m’ont été prescrits. De plus, les professionnels de la santé s’épargneront des centaines de clics lorsqu’ils traiteront nos informations : ils pourront compter sur l’échange de données automatisé entre systèmes. Mais il y a une chose qui n’aura pas changé dans dix ans : dans un système de santé performant, c’est l’humain qui restera au centre. La numérisation doit et peut alléger le quotidien des professionnels de la santé, en réduisant le temps passé devant leur écran pour leur permettre de se consacrer davantage à leurs patients.
Cet entretien s’est déroulé par écrit.
Le programme DigiSanté a été élaboré par l’OFSP en collaboration avec l’Office fédéral de la statistique, sur mandat du Conseil fédéral. Il s’étend sur dix ans. Pour plus d’informations : digisante.ch.
Anne Lévy
Anne Lévy est directrice de l’OFSP depuis l’automne 2020. Auparavant, cette politologue de 54 ans était responsable de la protection de la santé dans le canton de Bâle-Ville, avant de prendre la tête des Cliniques psychiatriques universitaires de Bâle.