En un coup d’œil
- On parle souvent de crise de la prévoyance vieillesse pour évoquer le basculement progressif de la proportion d’actifs par rapport aux bénéficiaires d’une rente de vieillesse, évolution qui remettrait en question le financement de cette dernière.
- Pourtant, des approches plus nuancées, comme favoriser la participation au marché du travail ou le prolongement de la durée d’activité, présentent un potentiel important.
- Des mesures ciblées dans les domaines du marché du travail, de la famille et de la formation pourraient contribuer à consolider le financement de la prévoyance vieillesse.
La politique sociale en général, et la prévoyance vieillesse en particulier, ont récemment été confrontées à de multiples crises. La pandémie, l’invasion de l’Ukraine par la Russie et les chocs énergétique et inflationniste sont venus s’ajouter aux récentes crises financière et économique. Alors que, dans ce contexte, on attend de la politique sociale qu’elle remplisse sa fonction de stabilisation, les bases de son propre financement sont compromises.
La prévoyance vieillesse se heurte également à un autre problème, souvent qualifié de crise, celui du vieillissement démographique. En Allemagne, le Forschungsnetzwerk Alterssicherung der Deutschen Rentenversicherung [Réseau de recherche sur le système de retraite allemand] s’est consacré au début de l’année à la question de la prévoyance vieillesse « en période de polycrise ». Katharina Spiess, directrice de l’Institut fédéral allemand de recherche démographique, plaide pour un changement de perspective sur le vieillissement et pour une politique démographique durable qui permettrait de mieux exploiter le potentiel de main-d’œuvre disponible.
Allemagne : la formation joue un rôle décisif
En Allemagne, le vieillissement démographique s’accentuera dans les décennies à venir. Il se reflète dans le rapport de dépendance des personnes âgées, qui, dans ce pays, passera de 37 rentiers pour 100 actifs en 2022 à quelque 51 rentiers pour 100 actifs en 2050. Selon Spiess, il ne faut cependant pas considérer cette évolution sous le seul angle du rapport de dépendance, mais tenir compte également de la durée et de l’intensité de l’activité lucrative des divers groupes de population.
On constate alors que le niveau de formation et la durée de l’activité lucrative sont étroitement liés : plus le premier est élevé, plus la deuxième est longue en Allemagne. Ainsi, les femmes ayant obtenu un diplôme universitaire travaillent en Allemagne en moyenne dix ans de plus que les femmes avec un niveau de formation inférieur. Pourtant, en Allemagne, la proportion de personnes sans diplôme professionnel est restée à peu près stable depuis les années 1990. Du point de vue de la prévoyance vieillesse, faire fructifier le capital humain grâce à des mesures ciblées dans le domaine de la politique éducative serait donc un moyen efficace de contrer la baisse du potentiel.
Par ailleurs, en termes de participation au marché du travail en général, et de proportion entre emplois à temps plein ou à temps partiel en particulier, un écart important entre les sexes persiste en Allemagne. En 2022, selon Eurostat, 88 % des hommes de 20 à 64 ans y exerçaient une activité professionnelle, contre 70 % des femmes. Et alors que seuls 11 % des hommes travaillaient à temps partiel, ce taux était de 47 % chez les femmes.
Or, Spiess souligne qu’une politique favorisant la conciliation entre vie professionnelle et vie familiale permettrait d’augmenter le nombre d’années d’activité. En ce qui concerne les mères, on observe un changement de normes et d’attitudes en Allemagne. Selon un sondage réalisé en 2023, un nombre toujours plus important de personnes se déclarent favorables à ce que les mères, y compris celles ayant de jeunes enfants, travaillent à temps plein ou proche du temps plein (Gambaro et al. 2023). De plus, 54 % des mères d’enfants de 1 à 3 ans qui n’ont pas de place en crèche malgré un besoin prévoient de réintégrer le marché du travail dans les deux ans (Huebener et al. 2023).
Le taux d’inscription des enfants de 0 à 2 ans dans les établissements allemands d’éducation et d’accueil de la petite enfance, soit près de 40 %, reflète le niveau élevé de la demande insatisfaite de garde institutionnelle. Ce besoin est surtout criant pour les familles qui ne parlent pas l’allemand à la maison, ainsi que pour celles qui sont menacées de pauvreté et les ménages monoparentaux (Schmitz et al. 2023). Développer les établissements d’éducation et d’accueil de la petite enfance et en faciliter l’accès apporterait donc une plus-value en augmentant les chances de formation des groupes de population désavantagés. Or, comme mentionné plus haut, relever le niveau de formation de la population aurait des retombées positives sur la durée d’activité professionnelle.
Suisse : plus de diplômes du tertiaire
Promouvoir la conciliation entre vie professionnelle et vie familiale ainsi que l’éducation de la petite enfance permet de mieux utiliser le potentiel disponible au sein de la société en termes de volume et de taux d’activité, et donc de consolider le financement de la prévoyance vieillesse. On peut donc se demander si exploiter ces deux domaines ne permettrait pas d’asseoir une politique démographique durable en Suisse.
Tout d’abord, force est de constater que la Suisse aussi est concernée par la problématique du vieillissement démographique : selon les chiffres de l’Office fédéral de la statistique, le rapport de dépendance passera probablement de 32 rentiers pour 100 actifs, en 2022, à 47 rentiers pour 100 actifs en 2050 (OFS STATPOP ; OFS Scénarios de l’évolution démographique). Le rapport de dépendance de la Suisse, plus faible qu’en Allemagne, s’explique par une plus forte immigration de jeunes actifs (Favre et al. 2023).
Le niveau de formation est plus élevé en Suisse qu’en Allemagne, si bien que le potentiel inexploité est également plus faible dans notre pays. Ainsi, le taux de personnes sans formation professionnelle initiale est passé de 34 % en 2000 à 27 % en 2023. Dans le même temps, la proportion des diplômes tertiaires a fortement augmenté, passant de 19 % à 36 % (OFS ESPA), ce qui s’explique avant tout par l’arrivée d’actifs très qualifiés (Wanner et Steiner 2018).
Le temps partiel est fréquent chez les mères
En Suisse également, le niveau élevé de formation semble avoir un effet positif sur la durée d’activité professionnelle, du moins en cela que les personnes très qualifiées travaillent aussi plus souvent au-delà de l’âge de référence de la retraite et ne perçoivent généralement pas leur rente AVS ou LPP de manière anticipée (Braun-Dubler et al. 2022). Toutefois, une durée plus longue de formation signifie aussi qu’elles entrent plus tardivement dans la vie professionnelle que les personnes moins qualifiées (Wanner 2012).
Le taux de participation au marché du travail en Suisse est déjà très élevé, avec 89 % chez les hommes et 82 % chez les femmes (données Eurostat) ; 60 % des femmes travaillent à temps partiel, ce taux étant l’un des plus élevés d’Europe (voir graphique). Il est nettement plus bas chez les hommes (18 %).
Avec 78 %, le taux de travail à temps partiel des mères est particulièrement élevé, alors qu’il n’est que de 35 % chez les femmes sans enfants (OFS 2021). Il est intéressant de noter que la proportion des mères travaillant à temps partiel est restée stable ces dernières années, mais que leur taux d’occupation a augmenté. En effet, en 1991, seules 26 % d’entre elles travaillaient à un taux compris entre 50 à 80 %, contre 45 % 30 ans plus tard.
Pourtant, certaines données de l’OFS indiquent que la demande de places d’accueil extrafamilial n’est pas satisfaite. Si plus de 90 % des mères sans activité lucrative ne cherchent pas d’emploi, 75 % d’entre elles citent comme raison la garde des enfants ou d’autres obligations familiales. Un tiers de ces mères auraient été disposées à reprendre le travail dans les trois mois.
En Suisse aussi, le potentiel de participation des femmes au marché du travail est donc loin d’être épuisé. Selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), le taux d’inscription des enfants de 0 à 2 ans dans les établissements d’éducation et d’accueil de la petite enfance y est de 37 %, un chiffre comparable aux 40 % enregistrés en Allemagne. L’écart est plus marqué chez les enfants de 3 à 5 ans. Alors qu’en Allemagne, 90 % d’entre eux sont inscrits dans un établissement d’éducation et d’accueil, ils ne sont que 50 % en Suisse (OCDE 2023).
Mesures politiques nécessaires dans plusieurs domaines
En résumé, renforcer la résilience de la prévoyance vieillesse passe par des mesures politiques dans les domaines de la formation, du marché du travail et de la famille. Les approches adoptées par l’Allemagne ne peuvent pas toutes être transposées telles quelles à la Suisse. En Suisse, en effet, la part relative des salaires dans le revenu national (c’est-à-dire par rapport à l’activité économique globale) est relativement stable (55 à 60 %) depuis des décennies, alors qu’en Allemagne ainsi que dans les autres pays voisins, elle a fortement reculé (Siegenthaler et Stucki 2014 ; Eurostat NAMA PIB et principaux composants). Les conditions de financement de la prévoyance vieillesse sont donc meilleures en Suisse qu’en Allemagne.
Mais cette réalité ne change rien à l’orientation générale que la Suisse peut adopter : au vu de l’évolution démographique, l’accueil institutionnel des enfants et l’éducation de la petite enfance sont des éléments-clés pour accroître le volume et le taux d’activité. Ces instruments aident à assurer le financement de la prévoyance vieillesse, mais supposent aussi que les valeurs sociales évoluent en conséquence et que chacun soit disposé à participer au marché de travail.
Au vu du potentiel de main-d’œuvre disponible mais non-utilisé, l’évolution démographique n’est pas une crise, mais un enjeu politique, qui exige d’adopter une vision à long terme.
Bibliographie
Braun-Dubler, Nils ; Frei, Vera ; Kaderli, Tabea ; Roth, Florian (2022). Qui prend sa retraite quand ? Passage à la retraite : parcours et déterminants. Étude commandée par l’OFAS. Aspects de la sécurité sociale. Rapport de recherche no 5/22.
Favre, Sandro ; Föllmi, Reto ; Zweimüller, Josef (2023), Migration und Sozialversicherungen. Eine Betrachtung der ersten Säule und der Familienzulagen. Étude commandée par l’OFAS. Aspects de la sécurité sociale. Rapport de recherche no 6/23.
Gambaro, Ludovica ; Spiess, C. Katharina ; Wrohlich, Katharina ; Ziege, Elena (2023). Should Mama or Papa Work? Variations in Attitudes towards Parental Employment by Country of Origin and Child Age. In : Comparative Population Studies, 2023(48), 339–368.
Huebener, Mathias ; Schmitz, Sophia ; Spieß, C. Katharina ; Binger, Lina (2023). Zugang zu Kindertagesbetreuung aus bildungs- und gleichstellungspolitischer Perspektive. Bonn : Friedrich-Ebert-Stiftung.
Schmitz, Sophia ; Spieß, C. Katharina ; Huebener, Mathias (2023). Weiterhin Ungleichheiten bei der KiTa-Nutzung. In : Bevölkerungsforschung Aktuell, 2023(2), 3–8.
Siegenthaler, Michael ; Stucki, Tobias (2014). Dividing the Pie: The Determinants of Labor’s Share of Income on the Firm Level. KOF Working Papers 352.
Spiess, C. Katharina (2024). Langfristige Herausforderung Demografischer Wandel – Aspekte einer nachhaltigen Demografiepolitik. Présentation à la conférence annuelle du FNA, Berlin, 1er-2 février.
Wanner, Philippe (2012). Mortalité différentielle en Suisse 1990–2005. Étude commandée par l’OFAS. Aspects de la sécurité sociale. Rapport de recherche no 10/12.
Wanner, Philippe ; Steiner, Ilka (2018). Une augmentation spectaculaire de la migration hautement qualifiée en Suisse. Social Change in Switzerland, 2018(16).