L’objectif premier d’un système de santé dans les pays développés devrait être partout le même, à savoir garantir l’accès à des soins médicaux de qualité, organisés de façon efficace au meilleur tarif possible et économiquement supportables pour le particulier. Or, un abîme sépare les modèles de mise en œuvre concrets et la réalisation de cet objectif. En Suisse, la politique de la santé multiplie elle aussi depuis des décennies ses efforts dans ce but et n’a de cesse de peaufiner son modèle avec plus ou moins d’enthousiasme.
Un système lent, réformable à certaines conditions Qu’est-ce qui caractérise les tentatives de réforme passées du système de santé, qu’elles aient réussi ou avorté ? Historiquement, la Suisse possède un système de santé lent. Cela concerne tant le cadre législatif que l’organisation des soins. La loi sur l’assurance-maladie et accidents (LAMA) de 1912 a connu une première révision mineure en 1964. Il a cependant fallu attendre la deuxième révision, totale celle-ci, pour obtenir un changement digne de ce nom, avec la loi fédérale sur l’assurance-maladie (LAMal) adoptée de justesse par la votation populaire de 1994 : caractère obligatoire de l’assurance, libre changement de caisse-maladie pour l’assurance de base, compensation des risques, primes uniques pour tous les adultes, renforcement de la solidarité par la suppression des assurances collectives, réductions de primes dans toute la Suisse, possibilités de contrôle tarifaire par la Confédération et les cantons, financement dual fixe des hôpitaux, etc. La révision a abouti grâce à la conjonction de plusieurs facteurs : processus d’élaboration prudent prévoyant la participation des cantons et des partenaires concernés, volonté de réforme commune et sincère dépassant les clivages partisans, modèle respectant l’équilibre des pouvoirs dans le cadre du projet et s’agissant des intérêts des acteurs, et retenue vis-à-vis des revendications maximalistes d’ordre politique – autant d’ingrédients nécessaires pour les réformes à venir. Se rapprocher de l’objectif assigné au système de santé suisse (pour rappel : offrir des soins de qualité organisés efficacement, au moindre coût, reposant sur un financement social) exige d’accepter des compromis, de renoncer à des revendications maximalistes teintées d’idéologie, de garder à l’esprit la mise en œuvre pratique et de parvenir à un savant mélange entre contrôle de l’Etat et exigences d’économicité et de qualité, justice sociale, liberté de choix des assurés et capacité de développement des prestataires. Voilà pourquoi le chemin de l’assurance-maladie est pavé d’initiatives populaires nettement rejetées, qui ont revendiqué alternativement une très large extension des principes d’économie de marché – manifestement peu au goût des électeurs –, l’abandon de la prime par tête ou l’instauration d’une caisse unique.
Le système de la santé suisse est réfractaire aux revendications idéologiquement marquées.
La réforme de 1994 Le rôle des cantons a été fortement mis à contribution par la révision, décidée en 1994 et entrée en vigueur il y a 20 ans. Il a fallu adopter des dispositions d’exécution cantonales concernant la réduction individuelle des primes, la vérification de l’obligation de s’assurer ou l’établissement des listes des hôpitaux et des EMS. Dans l’ensemble, la révision a plutôt renforcé le rôle des cantons dans tout le système de santé, puisque la LAMal a globalement conforté le statut d’assurance sociale de l’assurance-maladie en instituant l’obligation de s’assurer, qui a nécessité la fixation de conditions générales. Pourtant, les cantons ont jugé les conséquences de cette révision moins radicales que celles du nouveau régime de financement hospitalier adopté en 2007, dont les effets ont commencé à se déployer pleinement en 2012. Un article sur la planification hospitalière était certes déjà entré en vigueur en 1996, mais les exigences en matière de planification n’y étaient définies que de façon embryonnaire et correspondaient en partie à la pratique existante.
Même si le projet du Conseil fédéral concernant la LAMal reposait sur une structure relativement compacte et cohérente, celle-ci a connu des modifications et des extensions au cours des débats parlementaires, si bien que de nombreuses questions de définition sont restées en suspens. C’est le cas par exemple de l’obligation pour les cantons de contribuer aux coûts des traitements hors canton choisis par l’assuré ou des traitements hospitaliers des patients bénéficiant d’une assurance en division privée ou semi-privée. Les dispositions d’exécution n’ont pas non plus défini les exigences relatives à la vérification des critères d’économicité ni les conditions permettant de juger de la qualité des prestations. Certaines questions n’ont été réglées que dans le cadre de procédures de recours par des clarifications du Conseil fédéral, puis du Tribunal fédéral. Cet aboutissement de la réforme est certes compréhensible sous l’angle du processus législatif, mais plutôt insatisfaisant.
Plus de marché, mais aussi plus d’État La révision de la LAMal adoptée en 2007, avec le nouveau régime de financement des hôpitaux et des soins ainsi que les articles sur la planification des hôpitaux et de la médecine hautement spécialisée, a eu des conséquences bien plus importantes que celles de la révision totale de 1994, tant sur le plan financier que sous l’angle de la politique en matière de soins. Financièrement parlant, la révision s’est traduite pour les cantons par un accroissement des charges de plus de 1,5 milliard de francs par an avec, à la clé, un allégement minime de l’assurance de base. En effet, ce sont essentiellement les assurances complémentaires qui ont vu leurs charges financières allégées et, dans une moindre mesure, les assurés ayant souscrit ces assurances. Les principes invoquant plus de marché, mais aussi ceux revendiquant plus d’Etat, ont été inscrits dans la loi ; rien d’étonnant à cela d’ailleurs, puisque le renforcement des instruments concurrentiels d’un secteur de prestations public s’accompagne presque automatiquement d’un accroissement de la réglementation afin de définir les conditions générales et le processus de surveillance, et d’éviter la défaillance du marché. Les cantons se sont vu imposer un cahier des charges concernant les processus de planification, dont l’importance et les conséquences ne sont toujours pas évidentes dix ans après l’édiction du texte de loi, sans compter qu’il doit être le plus souvent précisé, voire ajusté, par les tribunaux. L’un des éléments clés de cette révision est et reste la primauté des négociations entre partenaires tarifaires et le rôle des cantons dans l’établissement des tarifs. Ces thèmes sont d’ailleurs d’actualité puisqu’ils sont de nouveau au cœur des discussions sur la politique tarifaire et des débats politiques au Parlement fédéral. D’une part, on constate que depuis la mise en œuvre, en 2012, des nouvelles règles de financement hospitalier introduisant les forfaits liés aux prestations, basés sur des structures tarifaires uniformes pour toute la Suisse, et l’inclusion des coûts d’investissement dans le calcul de ces forfaits, les exigences auxquelles doivent satisfaire les partenaires tarifaires pour s’entendre sur des solutions communes se sont accrues. D’autre part, et dans des proportions inquiétantes, ces derniers n’ont pas été en mesure de trouver des solutions viables sur le plan tarifaire. Compte tenu de l’équilibre précaire de ce système, il incombe à la Confédération et aux cantons de dissiper le flou juridique en analysant la situation et en fixant des règles. Remettre en cause ce rôle dévolu aux cantons reviendrait à déstabiliser le système.
Anciennes et nouvelles exigences Nous en arrivons ainsi aux mots d’ordre qui guideront l’action de la Conférence suisse des directrices et directeurs cantonaux de la santé (CDS) et des cantons ces prochaines années s’agissant de la LAMal : stabilisation et optimisation. Avant que de nouvelles règles de financement puissent être mises sur les rails législatifs, il convient de stabiliser le système actuel tout en procédant à des optimisations ciblées. A cet égard, cinq défis stratégiques sont prioritaires, comme exposé ci-après.
Optimiser les services de santé La Suisse dispose d’un système de santé très décentralisé, qui laisse aux prestataires privés opérant dans le secteur ambulatoire une liberté thérapeutique quasi illimitée. Actuellement, il n’existe pas de réglementation optimale des services de santé, ni sous l’angle de la quantité ni sous celui de la qualité, et la limitation des admissions de médecins spécialistes n’est possible que de façon restreinte. Selon la spécialité médicale et la région, on peut donc se trouver en situation de pénurie ou, au contraire, de (sur)saturation. Pour ce qui est des soins stationnaires, leur pilotage passe par les mandats de prestations des cantons, qui règlent les domaines de spécialisation ainsi que divers éléments visant à assurer un certain niveau de qualité (quantités minimales, exigences structurelles). On s’attend ainsi à ce que les nouvelles règles de planification et de financement des hôpitaux débouchent sur une concentration judicieuse de l’offre, une articulation des niveaux de prestations, une collaboration intercantonale accrue et la mise en place de nouvelles structures de soins de base dans les régions périphériques. Cela ne signifie pas que tout doive désormais converger dans les centres et que les prestataires de soins dans les campagnes doivent êtres saignés à blanc. Mais il faut faire avancer les projets de coopération. Tout le monde ne peut pas tout faire. Cependant les cantons doivent, eux aussi, mieux harmoniser leurs offres de soins afin d’éviter une pléthore de prestations. Cela peut passer par des projets de coopération intercantonaux ou par une amélioration de la coordination des planifications hospitalières. Une lacune majeure subsiste néanmoins : la non-intégration des soins ambulatoires et stationnaires dans une chaîne de traitement cohérente. Cela concerne notamment le traitement de maladies chroniques très répandues, comme le diabète ou le cancer. La mise en place et la promotion de modèles de soins intégrés requièrent en effet les efforts conjugués des autorités de l’Etat et des prestataires publics et privés. Il est indispensable que le traitement de ces patients gagne en attrait grâce à des systèmes de tarification améliorés. La loi fédérale sur le dossier électronique du patient jette par ailleurs les bases d’un meilleur échange d’informations entre les prestataires et les patients.
Faire mieux au juste prix Les prestations de santé en Suisse sont de bonne qualité. Il est cependant possible de les améliorer et surtout d’éviter des erreurs et nombre de redondances. Des efforts en ce sens ont certes déjà été accomplis, mais laissés à l’initiative individuelle. L’image de l’assurance qualité dans notre pays est donc celle d’une mosaïque ajourée par endroits, dont il s’agit de rassembler et de compléter les éléments. A cet égard, le projet de révision de la LAMal présenté par le Conseil fédéral en vue du renforcement de la qualité, actuellement débattu au Parlement, nous permettra de faire un grand pas en avant. Pour améliorer la qualité et la transparence de celle-ci, il faut s’appuyer sur des directives étatiques touchant la documentation uniforme des prestations et sur une analyse indépendante de ces dernières, visant à établir si certains traitements, diagnostics et médicaments sont plus efficaces, appropriés ou économiques que d’autres. Les outils nécessaires à cet effet s’appellent lignes directrices, registres et évaluations des technologies de la santé. Il reste également beaucoup à faire en matière de formation des prix et de structures tarifaires, comme évoqué plus haut. En raison de l’impasse dans laquelle se trouvent de nombreux partenaires tarifaires, qui n’assument pas suffisamment le rôle que leur assigne la loi pour négocier les tarifs hospitaliers ou médicaux, ce sont souvent les cantons qui finissent par fixer les prix. Il faut s’attendre en outre à ce que la Confédération intervienne, à titre subsidiaire, pour enfin soumettre la structure tarifaire pour les prestations ambulatoires, Tarmed, à la révision prévue de longue date. Le Parlement lui en a opportunément donné la compétence tout récemment.
L’état n’est pas synonyme de malus, ni l’éonomie synonyme de bonus.
Éviter et retarder la maladie Nous ne pourrons que difficilement assumer les dépenses de santé futures si nous ne réussissons pas à identifier suffisamment tôt, voire à éviter, les maladies graves et de longue durée. Actuellement, nous en sommes toujours à engager davantage de ressources pour améliorer la médecine curative que pour réduire le fardeau de la maladie. Il ne s’agit pas seulement d’argent, mais aussi de ressources intellectuelles, de ressources affectées à la recherche, de temps, d’énergie. Un transfert des efforts et une redistribution des ressources de la médecine curative vers la promotion de la santé et la prévention s’avèreraient sans doute plus profitables que dans tout autre domaine. Là aussi, l’argent n’est pas seul en cause ; c’est également une question d’engagement de la part de la société tout entière : de l’Etat, des institutions du secteur de la santé, mais aussi des citoyens et des proches des patients. Chacun a une part de responsabilité. A cet égard, les cantons peuvent en premier lieu jouer un rôle d’incitation, d’information et de coordination. Le jeu en vaut la chandelle. A ce niveau, la stratégie engagée au niveau national pour prévenir les maladies non transmissibles doit contribuer à mieux harmoniser les offres existantes et à fixer les priorités.
Former des spécialistes et y recourir de façon judicieuse L’un des défis à relever en marge du champ d’action de la LAMal concerne le marché du travail dans le secteur de la santé. Les optimisations les mieux planifiées des soins de santé resteront lettre morte si le personnel qualifié nécessaire fait défaut. C’est pourquoi des mesures s’imposent s’agissant de la définition des exigences professionnelles, du financement des établissements de formation et de l’admission à pratiquer à la charge de l’assurance-maladie. La réglementation de l’admission des médecins est actuellement l’objet d’une vive controverse. A cet égard également, reste à définir l’instrument de pilotage idéal qui permettra d’assurer une répartition judicieuse des médecins de premier recours et des spécialistes sur tout le territoire en donnant aux cantons la possibilité d’intervenir et en prévoyant des mesures d’encouragement et, éventuellement, des tarifs incitatifs. Enfin, s’agissant de la fourniture des soins, il y a lieu de mettre au point de nouveaux modèles d’organisation et de collaboration, car l’évolution démographique et l’augmentation des besoins sont telles que si nous conservons les mêmes profils professionnels et les mêmes structures de soins, nous ne pourrons plus, dans vingt ans, couvrir les besoins en personnel, même au prix d’un immense effort de formation. La seule chance d’améliorer la situation réside dans l’union et la coordination des forces de la Confédération, des cantons, des acteurs de la branche et des établissements de formation.
Atténuer les répercussions sociales Outre la part des coûts de la santé financée par les recettes fiscales, cantonales notamment, qui n’a cessé de croître ces dernières années, la LAMal prévoit en particulier des réductions individuelles pour alléger le fardeau que les primes font peser sur les assurés à faibles revenus. Avec la LAMal, ce système a été clairement inscrit dans la loi, puis adapté dans le cadre de la Réforme de la péréquation financière (RPT). La LAMal garantit que les subventions fédérales suivent l’évolution des coûts de l’assurance obligatoire des soins. Dans certains cantons, les quotes-parts de subventions sont toutefois soumises à de fortes pressions. Si cette situation défavorable aux cantons devait perdurer, elle serait préjudiciable à la stabilité et à l’acceptation du système tout entier, jusqu’ici largement soutenu.
Conclusion Le moment est venu d’examiner les problèmes du système de santé suisse et de chercher des solutions sans a priori idéologique. L’Etat n’est pas synonyme du pire, ni le libre marché du meilleur : des prescriptions légales et le contrôle de l’Etat sont indispensables pour que les initiatives des partenaires tarifaires et des acteurs du marché aboutissent à des résultats concrets. L’Etat doit toutefois faire preuve de doigté et laisser le champ libre à l’innovation et au changement. Cela s’applique tant à la Confédération qu’aux cantons. Evitons à l’avenir les grands débats de fond politiques et concentrons-nous plutôt sur la recherche de solutions pragmatiques, qui rallient les nombreux acteurs et groupes d’intérêts concernés et servent le bien-être de la population. Mais cela implique de travailler dur, et non de construire dans le vide. Pour ce faire, il faut des initiatives, que celles-ci soient d’ordre public ou privé, et le soutien de la population.
Et si l’on changeait d’optique ? Pour finir, qu’on me permette de jeter un regard personnel et dégagé sur l’avenir : depuis l’entrée en vigueur de la LAMal en 1996, les décideurs influents à l’échelon fédéral font de la LAMal un chantier permanent. Un chantier dont on ne sait trop qui est le maître d’ouvrage, l’architecte, le chef de chantier, le contremaître, le maçon et le sous-traitant, la distribution des rôles étant très floue. La LAMal constitue ainsi un ouvrage sans style bien défini, qui continue certes d’assurer le bon fonctionnement du système de santé mais qui, eu égard aux objectifs énoncés précédemment (maîtrise des coûts, rôle social, garantie de la qualité, efficacité), présente un bilan législatif que l’on peut qualifier au mieux de mitigé. Chaque artisan œuvre un peu au chantier. La LAMal, loi sur l’assurance sociale à l’origine, s’est muée en un quart de loi sur la planification et la fourniture des soins, un dixième de loi sur la qualité et un vingtième de loi sur la prévention. Cela n’a rien de condamnable en soi et ne mérite pas qu’on s’y oppose. Néanmoins, une dualité des lois devrait permettre d’y voir plus clair sur le chantier : d’une part, une loi sur la santé qui préciserait les rôles, les tâches et le financement du système de santé, qui peut parfaitement se baser sur la répartition actuelle des compétences entre la Confédération, les cantons et les acteurs du système de santé, et qui nécessiterait éventuellement une clarification minime au niveau de la Constitution. D’autre part, une loi sur l’assurance-maladie, focalisée sur l’assurance sociale et sur la surveillance de celle-ci. La loi sur la santé définirait par exemple les principes d’une politique nationale de santé, délimiterait clairement les compétences et les responsabilités financières entre la Confédération et les cantons, et réglementerait les éléments dont on a constaté qu’ils font obstacle à l’amélioration de la coordination des soins de santé, ou encore définirait les principes de collecte et d’assurance qualité des données relatives à la santé et des données des registres. Un changement d’optique ne ferait pas de mal.
- 1. A l’automne 1989, le Conseil fédéral a constitué une commission d’experts sous la présidence d’Otto Schoch, alors conseiller aux Etats radical (AR). Cette commission avait pour mission de préparer un avant-projet de la révision de la loi sur l’assurance-maladie et accidents (LAMA) pour l’automne 1990.