Bureau national de la CII : Monsieur Ritler, après avoir dirigé l’office AI du canton de Soleure pendant plusieurs années, vous êtes aujourd’hui responsable du domaine AI de l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS) et membre du comité de pilotage de la CII. Vous connaissez donc la CII du point de vue tant cantonal que fédéral. Lorsque vous jetez un regard rétrospectif sur les deux dernières décennies, quels changements observez-vous et quelles ont été les principales étapes vers la CII telle que nous la connaissons aujourd’hui ?
Stefan Ritler : Au départ, le Secrétariat d’État à l’économie (SECO) était le catalyseur. Une des tâches principales du groupe de travail mis en place par le SECO était d’analyser de quelle façon les systèmes de sécurité sociale impliqués dans l’insertion professionnelle, à savoir l’assurance-chômage, l’assurance-invalidité (AI) et l’aide sociale, ont accès au marché ordinaire de l’emploi. Alors que l’aide sociale se consacrait exclusivement à l’aide sous condition de ressources, l’assurance-chômage et l’AI se distinguaient principalement par leurs objectifs d’intégration. C’est d’ailleurs toujours plus ou moins le cas aujourd’hui : l’AI a pour ambition d’insérer les personnes sur le marché du travail à long terme, alors que l’assurance-chômage cherche à les faire revenir sur le marché du travail le plus rapidement possible.
Le début des années 2000 était marqué par les travaux relatifs à la 4e révision de l’AI, dont la priorité était l’aide active au placement. Les offices AI ont commencé à intensifier leurs contacts avec les employeurs et n’ont pas tardé à en développer plus que les offices régionaux de placement (ORP) eux-mêmes. Des thématiques comme le maintien en emploi et la prospection des employeurs sont alors apparues. Ces trois préoccupations sont aujourd’hui encore centrales pour la CII et font partie des objectifs communs de l’aide sociale, des ORP et des offices AI. Des progrès ont été réalisés en ce qui concerne la structuration de la CII au niveau fédéral, et les employeurs sont davantage sensibilisés à la question de la réinsertion des chômeurs de longue durée, des personnes en fin de droit, des personnes limitées dans leur capacité de gain, ainsi que depuis quelques années celle des réfugiés et des personnes admises à titre provisoire.
Quel rôle les cantons jouaient-ils à l’époque ?
Des impulsions et des apports importants pour la CII venaient alors de la base, par l’intermédiaire des conférences des directeurs cantonaux de l’économie publique (CDEP) et des affaires sociales (CDAS). Ensemble, ces deux organes ont rédigé des recommandations pour promouvoir la CII. C’est dans ce contexte qu’a été conçue l’idée de créer des bureaux de coordination cantonaux de la CII. Leur tâche devait être de favoriser et de faciliter la CII avec les acteurs concernés dans les cantons au moyen de mesures de nature organisationnelle ou autre.
En 2010, la décision d’instaurer une organisation nationale de la CII a été prise par les conseillers fédéraux Johann Schneider-Ammann et Didier Burkhalter.
La structure organisationnelle à deux niveaux de la CII nationale telle que nous la connaissons aujourd’hui a pris forme à cette occasion : les organes d’exécution sont représentés par leurs associations dans le comité de développement et de coordination, tandis que les quatre services fédéraux compétents (OFAS, SECO, SEFRI et SEM), les conférences des directeurs cantonaux correspondantes (CDP, CDAS, CDIP), l’Association des communes suisses et l’Union des villes suisses siègent au sein du comité de pilotage. Cette structure organisationnelle bipartite et le fait que plusieurs échelons institutionnels participent au pilotage de la CII impliquent toutefois une certaine lourdeur, que ce soit pour le développement de la collaboration ou pour les échanges. Enfin, la question du caractère contraignant des décisions et des résolutions reste toujours en suspens. La professionnalisation du bureau de la CII a renforcé son rôle charnière et lui permet d’améliorer la collaboration entre les acteurs.
Dans quelle mesure la CII est-elle bénéfique à l’AI ?
Avec la 5e révision de l’AI, qui est entrée en vigueur en 2008, la détection et l’intervention précoces se sont imposées comme des approches préventives importantes. La détection précoce est une démarche préconisée par la CII. Pour l’AI, cela signifie qu’avant le dépôt formel d’une nouvelle demande de prestations, les acteurs concernés doivent chercher le dialogue. Les questions auxquels il faut répondre sont : quels sont les problèmes existants et les ressources disponibles dans l’environnement personnel ou professionnel de la personne concernée ? Qui est responsable, qui peut apporter un soutien ? Lorsque la détection précoce a été introduite dans l’AI, certaines conceptions de la CII qui avaient pourtant été encouragées depuis le début des années 2000 sont soudain passées au second plan.
De quelle manière ?
Un discours répandu à l’époque était qu’avec la détection précoce, l’AI créait précisément les conditions favorables à l’insertion professionnelle ciblée et durable à laquelle aspire la CII. En outre, la 5e révision de l’AI fournissait la base légale pour mettre en place la collaboration nécessaire à cette insertion professionnelle. Elle plaçait l’AI en position d’offrir des services aux employeurs et aux médecins, entre autres, là où les autres institutions de sécurité sociale restaient dépendantes de la bonne volonté des acteurs. Cependant, l’AI a aussi pu apprendre des autres institutions, par exemple de l’assurance-chômage qui, avec les mesures relatives au marché du travail, possédait davantage d’expérience en matière d’insertion professionnelle.
Et inversement, quel a été l’apport de l’AI au développement de la CII ?
Je perçois cette relation comme un échange mutuel : si les assurances sociales, et en particulier l’AI, ont pu tirer profit de la gestion des cas centrée sur la personne qui caractérise l’approche de la CII, elles ont à leur tour contribué à rendre la CII possible en procédant aux modifications législatives nécessaires. L’adaptation de la LAI et de la loi sur l’assurance-chômage a ainsi permis l’échange d’informations entre les fournisseurs de prestations. C’est seulement de cette façon qu’il a été possible de trouver des mesures de réadaptation appropriées ou de clarifier le droit aux prestations.
La relation entre l’AI et les autres partenaires de la CII a-t-elle évolué au fil du temps ?
La détection précoce a notamment permis de donner de nouvelles impulsions à la collaboration avec les ORP et avec l’aide sociale. En outre, l’AI a fait sienne l’exigence de promouvoir le placement actif. Elle s’adresse aux employeurs et les sensibilise afin qu’ils créent des places de travail se prêtant à la réadaptation, même sans lien avec des cas spécifiques. C’est aussi ce que les ORP et l’aide sociale font de plus en plus souvent aujourd’hui. Favoriser la conscience que nous avons un objectif commun est une préoccupation majeure pour l’AI et une thématique centrale pour la CII.
Dans quelle mesure les différentes révisions de la LAI ont-elles facilité l’action de l’AI au sein de la CII ?
Les offices AI disposent des outils nécessaires pour participer activement à la CII. La réforme du développement continu de l’AI, que le Parlement vient d’adopter lors de la session d’été, apporte des simplifications et des éléments utiles supplémentaires. Certains offices AI collaborent étroitement avec les autres acteurs de la CII, en particulier pendant les phases de détection et d’intervention précoces. Privilégiant une gestion active des cas, ils impliquent l’ensemble des parties concernées par un dossier. Soucieux d’identifier la mesure appropriée, ils prennent beaucoup plus en compte l’environnement personnel et le contexte général des personnes concernées que ce n’était le cas auparavant. Les bons exemples ne manquent pas. On citera notamment les projets Optima dans le canton de Lucerne ou Pforte en Argovie. Au total, on dénombre plus de 80 projets cantonaux et communaux dans toute la Suisse. L’autorité de surveillance constate bien sûr aussi que tous les offices AI n’utilisent pas pleinement les possibilités offertes par la CII. La disposition à participer à cette collaboration n’est pas la même dans tous les cantons. Or la CII suppose d’interagir avec les autres. It takes two to tango, au minimum. C’est d’autant plus vrai lorsque l’objectif est d’apporter un soutien à des personnes présentant des problèmes complexes.
Il s’agit aussi de dépasser les limites du système et d’abandonner l’esprit de clocher.
Oui, c’est vrai. Lorsque l’aide sociale, l’AI et l’assurance-chômage s’acquittent de leurs missions, chaque acteur a suffisamment de raisons de prendre ses distances et de ne pas collaborer sans que quiconque ne puisse l’accuser de ne pas faire correctement son travail.
Comment cela ?
Chaque système possède sa propre base légale qui définit et rend possible une telle indépendance par rapport aux autres. La bonne volonté de chacune des parties est indispensable pour penser au-delà des limites du système et travailler ensemble dans l’intérêt de la personne concernée.
N’est-ce pas aux cantons qu’il revient en définitive de soutenir et de faciliter une démarche commune ? Quel est donc le rôle de la Confédération ?
Oui, les organes d’exécution dans les cantons et les communes ont une responsabilité particulière. Ils sont directement en contact avec les personnes concernées. L’insertion professionnelle s’opère à l’échelle régionale, et les solutions sont forgées au niveau local. Pour les personnes concernées, la Confédération est une entité lointaine. D’un côté, elle a pour tâche de créer un cadre adéquat par le biais d’une législation prudente et ciblée qui doit faciliter la collaboration dans les cantons. D’un autre côté, elle doit être prête – et la CII en est un parfait exemple – à développer des stratégies qui transcendent les domaines politiques et à donner des impulsions lorsque la complexité de la tâche l’exige, comme c’est le cas de l’insertion professionnelle.
Sur quels aspects de la CII avez-vous pu imprimer votre marque ?
C’est difficile à dire, car j’ai occupé des rôles très différents. En tant que président de la Conférence des offices AI, j’ai fait partie du groupe de travail de la Confédération pour l’introduction de la détection et de l’intervention précoces. Au sein de l’office AI du canton de Soleure, nous avions déjà acquis une expérience de deux ans avec l’intervention précoce au moment où la 5e révision de l’AI en a fait une pratique standard. Cela m’a permis de montrer au groupe de travail quels étaient le potentiel et les limites de cette approche. Aujourd’hui, en tant que responsable du domaine AI de l’OFAS, la CII me permet d’être associé à un stade précoce aux projets des autres acteurs fédéraux. L’avantage est que nous pouvons détecter à temps les éventuels doublons et nous soutenir mutuellement dans la recherche d’une solution. Par exemple, le SEM a pu tirer profit des expériences de l’assurance-chômage et de l’AI lors de l’élaboration d’instruments pour l’évaluation du potentiel des réfugiés et des personnes admises à titre provisoire ou d’autres offres d’intégration destinées à ces catégories de personnes.
Ces dernières années, plusieurs interventions politiques ont demandé la dissolution des organes nationaux de la CII. Ne pourrait-on pas s’en passer ?
On nous accuse de beaucoup parler et de peu agir. Je ne suis pas d’accord. Supprimer les organes de la CII serait à mon avis désastreux. Leur contribution est essentielle pour décloisonner les acteurs fédéraux. La CII incite ces acteurs à échanger et à s’informer mutuellement de leurs activités et de leurs projets. Elle joue également un rôle indispensable pour institutionnaliser le dialogue. Sans cela, les participants ne feraient pas l’effort de se tenir au courant de ce qui se passe chez les autres. La CII commence en fait à l’échelon de nos conseillers fédéraux, qui doivent lui apporter leur soutien et être d’accord sur le principe. C’est la condition pour que des projets collectifs de différents offices et secrétariats d’État puissent être menés à bien. Il en va de même au niveau cantonal : sans relations de travail fondées sur la confiance et, autant que possible, sur des objectifs communs, cela ne fonctionne pas. Chaque système trouve toujours des raisons de se cloîtrer et de ne pas coopérer avec les autres.
Au niveau fédéral, la CII se heurte néanmoins au problème que son action n’est souvent pas ou pas suffisamment reconnue dans les cantons. La communication joue ici un rôle important. La question est de savoir comment communiquer sur la façon dont se déroule la collaboration au niveau fédéral au sujet des différentes activités et thématiques, sur les stratégies qui sont envisagées et sur les projets qui pourraient être expérimentés et mis en œuvre de manière permanente dans les cantons et les communes.
L’année prochaine, vous prendrez la présidence du comité de pilotage pour deux ans. Où en sera la CII dans cinq ans ?
Je reviendrai en partie aux sources. Je souhaite que les différents services cantonaux responsables de l’insertion professionnelle poursuivent un objectif commun. Cela suppose de mettre en place et de gérer entre la formation professionnelle, les offices AI, les ORP, l’aide sociale, les délégués à l’intégration et les employeurs un réseau qui soit capable de concilier à long terme les besoins des personnes concernées et aux exigences du marché du travail.
Et quels sont vos souhaits en ce qui concerne les comités nationaux de la CII ?
Au niveau fédéral, j’aimerais que les mesures destinées à renforcer le potentiel de main-d’œuvre soient mises en œuvre et qu’elles produisent l’effet escompté. Afin de promouvoir le travail d’intégration des acteurs cantonaux et communaux sur le terrain, les responsables fédéraux arriveront peut-être à la conclusion qu’il serait judicieux que les partenaires de la CII se mettent d’accord pour confier à un acteur unique la responsabilité du placement et de la gestion des employeurs. Au lieu que trois acteurs ou plus se disputent les offres d’emploi et se marchent sur les pieds, un seul service coordonnerait les besoins des différentes parties dans le souci d’assurer une insertion durable des personnes concernées.
Chronologie de la CII
1999
Rapport du groupe de travail interdépartemental en réponse au postulat « Améliorations concernant l’exécution de la loi sur l’assurance-chômage (LACI) et les offices régionaux de placement (ORP) » (99.3003), déposé par la Commission de l’économie et des redevances du Conseil national.
2001
Les recommandations de la CDEP et de la CDAS sur la CII donnent lieu à divers projets cantonaux qui contribuent à améliorer la CII.
2004
Publication du manuel de la CII.
2005
Lancement du projet pilote CII MAMAC (pour « Medizinisch-Arbeitsmarktliche Assessments mit Case-Management ») dont les objectifs sont d’accélérer les procédures, de désigner les interlocuteurs, de renforcer le caractère contraignant de la CII et de réduire la durée de versement des indemnités journalières et des rentes.
En outre, conclusion de la «Convention CII plus » entre la Conférence des offices AI (COAI), l’Association suisse d’assurances (ASA), Santésuisse et l’OFAS, rejoints en 2008 par l’Association suisse des institutions de prévoyance (ASIP) et la Caisse nationale suisse d’assurance en cas d’accidents (SUVA).
2008
Introduction du case management « Formation professionnelle » (CM FP) dans les cantons.
2010
Fin du projet CII-MAMAC, qui n’est plus soutenu à l’échelle nationale.
Décision des conseillers fédéraux Johann Schneider-Ammann et Didier Burkhalter d’instituer une organisation nationale de la CII.
2011
Création de comités nationaux pour le développement de la CII ; inclusion du Secrétariat d’État aux migrations SEM dans les comités nationaux à la demande du DFJP.
2016
Évaluation de la CII.
2017
Renouvellement de la décision concernant l’organisation nationale de la CII par les conseillers fédéraux Alain Berset, Simonetta Sommaruga et Johann Schneider-Ammann, et nomination d’une responsable permanente du bureau national de la CII.
Informations complémentaires : www.cii.ch