Le 3 décembre 1972, le peuple et les cantons disent oui à l’inscription dans la Constitution fédérale du concept des trois piliers de la prévoyance vieillesse, survivants et invalidité. Également à une nette majorité, ils rejettent l’initiative du Parti du Travail (PdT) pour une retraite populaire qui demande que les pensions accordées soient égales à 60 % au moins du revenu annuel moyen des cinq années les plus favorables de la carrière professionnelle.
En un coup d’œil :
- Il y a 50 ans, le principe des trois piliers est ancré dans la Constitution.
- En même temps, l’initiative du PdT pour une véritable retraite populaire est refusée ; réduisant ainsi à néant les chances d’un développement substantiel de l’AVS les décennies suivantes.
- Le concept des trois piliers devient un sujet politique au début des années 1960 sous l’impulsion des milieux économiques et des assurances. Il est soutenu principalement par les cercles bourgeois, mais aussi par plusieurs syndicats.
- Les partisans du concept des trois piliers estiment que cette idée d’une assurance de base étatique complétée par une forte prévoyance privée est le contre-projet idéal à une assurance vieillesse étatique plus étendue. Cette dernière, appelée communément « retraite populaire », est soutenue par l’extrême-gauche et l’aile gauche du PS.
- Il faudra attendre encore 12 ans après l’acceptation de l’article constitutionnel pour voir la LPP entrer en vigueur en 1985.
- Même les partisans de la LPP reconnaissent que celle-ci ne remplit que peu les promesses faites lors de la votation du 3 décembre 1972 pour défendre le potentiel politique des trois piliers.
- En ancrant les trois piliers dans la Constitution, ses défenseurs ont réussi à établir leur modèle comme principe de la sécurité sociale et à empêcher que soit réalisé le concept d’assurance vieillesse unique couvrant le minimum vital.
L’inscription dans la Constitution fédérale du concept des trois piliers début décembre 1972 est un point culminant des débats sociétaux et politiques sur la question de la rente vieillesse et de la couverture des besoins vitaux. De nombreux assurés estiment en effet que la rente ne garantit pas le minimum vital. Ce débat qui a débuté dans les années cinquante, peu après l’introduction de l’AVS, s’est intensifié au cours de la décennie suivante (Leimgruber 2008, 245 ; OFAS 2022).
Le 14 janvier 1970, la Chancellerie fédérale confirme que l’initiative populaire fédérale « pour une
véritable retraite populaire » (FF 1970 I 50) a abouti. Cette initiative a été lancée par le Parti du Travail (PdT) suite à la 7e révision de l’AVS, qui, à vrai dire, n’a pas fait des mécontents uniquement dans les cercles de gauche. Parallèlement à l’initiative du PdT, le PS annonce également une initiative pour une retraite populaire qui sera lancée plus tard. Les deux initiatives demandent principalement une rente de vieillesse équivalente à 60 % du dernier revenu de chaque assuré. Avec le soutien du magazine Beobachter et des représentants des assurances et des caisses de pension, un comité bourgeois interpartis lance de son côté l’initiative populaire « Régime moderne de prévoyance vieillesse, survivants et invalidité ». Au même moment, un nombre croissant de voix s’élève pour réclamer une 8e révision de l’AVS (Leimgruber 2008, 187 ; APS 1969).
Lutte politique pour une forme de sécurité sociale « typiquement suisse »
L’idée d’une assurance sociale reposant sur trois piliers est discutée pour la première fois dans les
années 1960 au sein des milieux économiques. Les représentants des caisses de pension et, en particulier, les assureurs-vie portent cette idée au cœur du débat politique. Ils y voient un instrument important pour maintenir l’équilibre entre l’AVS d’une part, et les caisses de pension et les assureurs-vie d’autre part, équilibre menacé par la retraite populaire (Leimgruber 2008, 1987).
La première mention officielle d’un projet de sécurité sociale reposant sur trois axes apparaît dans le message du Conseil fédéral du 16 septembre 1963 sur la 6e révision de l’AVS (FF 1963 II 497). Certes, cette publication ne nomme pas encore les trois piliers, mais le Conseil fédéral y évoque une forme de sécurité sociale « typiquement suisse » où la prévoyance personnelle serait complétée par la prévoyance professionnelle et l’assurance de base étatique.
- Message du 16 septembre 1963 sur la 6e révision de l’AVS (FF 1963 II 500)
« Abstraction faite des obligations morales et familiales, on recourt généralement à trois moyens pour assurer notre population contre les conséquences économiques de la vieillesse, de la mort et de l’invalidité : la prévoyance personnelle (économies, assurance individuelle), l’assurance collective professionnelle (assurances-pension, de groupe et d’association), l’assurance sociale avec l’aide complémentaire ». Cet aspect typiquement suisse des systèmes de prévoyance ne doit pas être modifié par la 6e révision de l'AVS. Il faut, au contraire, développer l’assurance sociale de façon que ses prestations constituent aussi à l’avenir une base et un encouragement pour les deux autres systèmes de prévoyance. La rente AVS, et avec elle la rente AI, doivent donc rester des prestations de base, qui ne peuvent, à elles seules, couvrir les besoins de l’assuré dans les cas de vieillesse, d’invalidité ou de
décès. »
Ce n’est que dans les années qui suivent que l’idée de la répartition entre l’AVS et les caisses de pension évolue en un véritable concept. Le principe des trois piliers est non seulement soutenu par le
milieu des assurances privées, les assureurs-vie et les partis bourgeois, mais également par de nombreux syndicats. Pour ses partisans, une assurance de base étatique complétée par une prévoyance
privée forte constitue le contre-projet idéal à une retraite étatique renforcée, portant le nom de
retraite populaire, et défendue surtout par l’extrême gauche et par l’aile gauche du PS (APS 1969 ; OFAS 2022).
De l’idée à la doctrine
Dans son message de mars 1968 sur la 7e révision de l’AVS – adopté par l’Assemblée fédérale comme contre-projet indirect à l’initiative populaire de la Confédération des syndicats chrétiens (CSC) « en
faveur d’une amélioration de l’assurance-vieillesse et survivants et de l’assurance-invalidité »
(FF 1966 II 320) –, le Conseil fédéral érige l’idée des trois piliers au rang de stratégie globale. Sous le titre « Conception générale selon le principe dit des trois piliers », on peut lire la définition suivante :
- Message du 4 mars 1968 sur la 7e révision de l’AVS (FF1968 | 641)
« Lors de la 6e révision de l’AVS, nous avons défini et arrêté une conception générale de la prévoyance selon laquelle la sécurité de notre population en cas de vieillesse, d’invalidité et de décès, doit être garantie par les assurances sociales (AVS, AI, prestations complémentaires), les assurances collectives professionnelles (assurances-pension, assurances de groupes et assurances d’association) et la prévoyance personnelle (économies, assurances individuelles). Nous sommes d’avis, tout comme la commission fédérale de l’AVS/AI, que le principe des trois piliers devra continuer à servir de ligne directrice générale en ce qui concerne le développement de la sécurité sociale. […] il faut conserver le caractère d’assurance de base de l’AVS et de l’AI, ce qui signifie qu’une nouvelle amélioration de ces assurances ne saurait entraîner une diminution des prestations des institutions de prévoyance professionnelle bien développées. Il faut de même continuer à assurer un minimum vital aux vieillards, aux survivants et aux invalides sans ressources ou dont le revenu est insuffisant. »
Le principe est définitivement consacré dans le rapport du Conseil fédéral du 2 septembre 1970, en
réponse au postulat de la Commission de la sécurité sociale et de la santé publique du Conseil national (CSSS-N) du 23 septembre 1968 (BO CN 1968 III 480).
« Selon ce principe, la population du pays doit être assurée contre les vicissitudes de l’existence de trois façons : par l’assurance sociale (1er pilier), par l’assurance collective professionnelle (2e pilier) et par les mesures de prévoyance individuelle (3e pilier). » (FF 1970 II 571)
Pour la petite histoire, précisons que le Parlement s’appuie sur le rapport d’experts mené sous l’égide du mathématicien de l’OFAS Ernst Kaiser pour charger le Conseil fédéral d’inscrire le principe des trois piliers dans la Constitution.
Contre-projet à la retraite populaire
En janvier 1971, lors d’une session extraordinaire, les deux Chambres transmettent deux motions
allant dans le même sens qui demandent au Conseil fédéral d’intégrer le principe des trois piliers dans l’art. 34quater Cst. et d’élaborer une législation d’exécution correspondante. C’est la Commission fédérale AVS/AI qui rédige l’article constitutionnel. Celui-ci prévoit un 1er pilier fonctionnant selon le
système de répartition et couvrant les besoins vitaux. Le 2e pilier fonctionne selon le système de capitalisation et doit permettre de maintenir le niveau de vie antérieur. Le 3e pilier consiste en une prévoyance individuelle, notamment avec un encouragement à l’épargne-logement (APS 1971).
La proposition de la Commission AVS/AI est publiée presque telle quelle dans le message du 10 novembre (FF 1971 II 1627 ss.). Au même moment, le Conseil fédéral propose au Parlement la modification constitutionnelle comme contre-projet direct à l’initiative du PdT. Celle-ci demande essentiellement des rentes avec des limites maximales et minimales correspondant en moyenne à 60 % du
revenu annuel des cinq meilleures années de la carrière professionnelle de l’assuré (FF 1970 I 50).
L’article constitutionnel proposé par le Conseil fédéral et accepté pratiquement sans changement par le Parlement pose, outre le principe fondamental, certains autres principes devenus depuis lors partie intégrante du système des trois piliers : en particulier, on introduit pour le 1er pilier des limites maximales et minimales aux rentes, l’adaptation des rentes à l’évolution des prix et la couverture des
besoins vitaux (bien que cette dernière soit assurée par les prestations complémentaires depuis 1966). Pour le 2e pilier, le projet en fixe le caractère obligatoire et le principe du financement paritaire entre employés et employeurs, la moitié au moins incombant à ces derniers (BO CN 1972 I 324 ss., 336 ss., 260 ss., 288 ss.; BO CE 1972 III 286 ss.; APS 1972).
Plébiscite du peuple et des cantons
Le 3 décembre 1972, le peuple et les cantons rejettent massivement l’initiative « pour une véritable
retraite populaire ». Aucun canton et seuls 15,6 % des votants approuvent le texte. Hormis du PdT, l’initiative n’a reçu le soutien que de quelques branches cantonales du PS et quelques partis indépendants. Le taux de participation, de presque 53 %, se place au-dessus de la moyenne (FF 1973 I 69; APS 1972).
Le peuple et les cantons se prononcent de façon tout aussi claire en faveur du contre-projet de
l’Assemblée fédérale proposant d’ancrer le concept des trois piliers dans la Constitution (art. 34quater Cst. 1874) (RO 1973 429). L’art. 34quater, al. 1, Cst. stipule : « La Confédération prend des mesures afin d’assurer une prévoyance suffisante pour les cas de vieillesse, de décès et d’invalidité. Cette prévoyance résulte d’une assurance fédérale, de la prévoyance professionnelle et de la prévoyance individuelle ». La répartition, selon ce principe, des rôles entre la Confédération, les cantons, les employeurs et les employés y est aussi précisée dans les alinéas suivants.
Mise en œuvre au ralenti
Bien que le principe des trois piliers, avec le 2e pilier obligatoire, soit inscrit dans la Constitution dès 1972 et que le Conseil fédéral ait publié, le 19 décembre 1975, un projet de loi sur la prévoyance professionnelle vieillesse, survivants et invalidité (LPP) (APS 1976 ; FF 1976 I 117 ss.), il faudra attendre
encore une dizaine d’années pour que la LPP entre en vigueur, le 1er janvier 1985 (FF 1982 II 405). L’adoption du projet est retardée par la crise économique de 1974 à 1977 et le lobbying des acteurs de la prévoyance privée, qui font tout ce qui est en leur pouvoir pour limiter au minimum la réglementation étatique de la prévoyance professionnelle. D’ailleurs, les acteurs politiques ont des conceptions à ce point divergentes que le Conseil fédéral doit soumettre le projet à consultation par deux fois (APS 1974).
Au Parlement, les débats sur les aspects de la loi – du système de couverture à la sécurité des placements en passant par la base de calcul des prestations (primauté des prestations ou primauté des cotisations) – sont tellement vifs que les partis n’hésitent pas à faire appel à des experts externes pour
affûter leurs arguments (APS 1979). De ce fait, la loi introduite en 1982 ne donne finalement qu’un cadre légal minimal (OFAS 2022). L’art. 82 LPP (art. 78 P-LPP 1874) pose également la base légale du troisième pilier, alors que l’ordonnance sur les déductions admises fiscalement pour les cotisations
versées à des formes reconnues de prévoyance (OPP 3) en précise les détails. Même aux yeux de ses partisans, le résultat final n’a que peu en commun avec les promesses initiales faites lors du vote du 3 décembre 1972 pour convaincre du bien-fondé du système des trois piliers (APS 1981).
« Les syndicats, comme les partis progressistes, se sont montrés déçus par les choix du Conseil national. Ils ont relevé l’étiolement de la solidarité dans le nouveau système et se sont offusqués devant le peu de considération relative aux promesses faites lors de l’acceptation de l’article constitutionnel. Sur ce point, toutes les parties sont tombées d’accord. Certaines voix patronales ont en effet reconnu que la formulation de l’article 34quater avait éveillé des espoirs excessifs. »
Malgré tout, le principe des trois piliers est, depuis son inscription constitutionnelle en 1972, resté le fondement de la prévoyance vieillesse suisse. Certes, chacun des trois piliers a fait l’objet de plusieurs révisions, tout particulièrement le 1er pilier, et les chances d’aboutir de ces révisions se sont réduites comme peau de chagrin ces dernières années. Mais les partisans du modèle des trois piliers ont réussi à en faire le principe de base de la sécurité sociale et à empêcher jusqu’ici la réalisation du modèle d’une assurance vieillesse unique couvrant le minimum vital (Leimgruber 2008, 50).
Bibliographie
OFAS (2022). Histoire de la sécurité sociale (site Internet) : Vieillesse (consulté le 10 janvier 2022).
Leimgruber, Matthieu (2008). Solidarity without the State? Business and the Shaping of the Swiss Welfare State 1890–2000. Cambridge: Cambridge University Press. doi: 10.1017/CBO9780511497094.007
Ordonnance sur les déductions admises fiscalement pour les cotisations versées à des formes reconnues de prévoyance OPP 3 du 13 novembre 1985 (RS 831.461.3). RO 1985 1778
Loi fédérale sur la prévoyance professionnelle vieillesse, survivants et invalidité (LPP)
du 25 juin 1982 (RS 831.40). FF 1982 II 405
Année politique suisse = APS
APS (1981). Politique sociale/Assurances sociales. Prévoyance professionnelle
APS (1979). Politique sociale/Assurances sociales. Prévoyance professionnelle.
APS (1976). Politique sociale/Assurances sociales. Prévoyance professionnelle
Conseil fédéral (1975). Message du Conseil fédéral à l’Assemblée fédérale du 19 décembre 1975 (75.099) à l’appui d’un projet de loi sur la prévoyance professionnelle vieillesse, survivants et invalidité. FF 1976 I 117
APS (1974). Politique sociale/Assurances sociales. Prévoyance professionnelle.
APS (1972). Politique sociale/Assurances sociales. Assurance-vieillesse et survivants, assurance-invalidité
APS (1971). Politique sociale/Assurances sociales. Assurance-vieillesse et survivants, assurance-invalidité
Conseil fédéral (1971). Message du Conseil fédéral à l’Assemblée fédérale du 10 novembre 1971 à l’appui d’un projet portant révision de la Constitution dans le domaine de la prévoyance vieillesse, survivants et invalidité et rapport sur l’initiative populaire pour une véritable retraite populaire. FF 1971 II 1609
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