CHSS : La Suisse a introduit le système des trois piliers il y a 50 ans. Était-ce une bonne chose ?
Valentin Vogt : Oui, la décision prise à l’époque par le peuple et les cantons était historique. Ce système a pour avantage majeur de répartir les risques sur chacun des trois piliers : si le 1er est très sensible à l’évolution démographique et le 2e, aux fluctuations des rendements financiers, le 3e laisse une certaine marge de manœuvre aux individus.
Pierre-Yves Maillard : Contrairement aux prévisions de l’Office fédéral des assurances sociales, le 1er pilier s’est avéré très stable au cours des 70 dernières années. Mais nos membres apprécient également le 2e pilier, qui leur permet aussi de toucher leur prévoyance sous forme de capital ; le 3e pilier ne concerne quant à lui qu’une minorité. Le système a toutefois vacillé durant la décennie passée : la baisse des taux de conversion dans la prévoyance professionnelle fait diminuer le niveau des rentes.
Vogt : Pour moi, le 3e pilier ne se limite pas au pilier 3a, j’y inclus aussi toutes les épargnes privées. Un système à trois piliers a également un sens d’un point de vue physique : un siège ne tient pas debout dès lors qu’il a moins de trois pieds. En outre, les personnes qui disposent d’un 1er et d’un 2e pilier risquent moins d’être concernées par la pauvreté que celles qui dépendent uniquement de l’AVS.
CHSS : Pourtant, la pression sur les rentes s’est accrue, comme le dit Pierre-Yves Maillard : l’AVS couvre une part toujours moins importante du dernier revenu, et les taux de conversion diminuent dans la prévoyance professionnelle.
Vogt : La population vieillit, il est donc tout naturel que les prestations soient sous pression. Tous les dix ans, nous offrons aux bénéficiaires de rente une année de temps libre supplémentaire, pour le dire assez grossièrement. D’autres réformes sont donc inévitables. Sociopolitiquement parlant, nous avons trois possibilités : diminuer le montant des rentes, repousser l’âge de départ à la retraite ou augmenter les cotisations sociales. Pour moi, il est hors de question de diminuer le montant des rentes. Restent donc les deux autres options ; je pense que le plus judicieux serait de combiner ces deux mesures.
Maillard : Repousser l’âge de la retraite n’est pas envisageable. Du côté des travailleuses et travailleurs, adapter le niveau des cotisations salariales serait le moins douloureux. En mai 2019, les deux tiers de la population ont d’ailleurs approuvé le relèvement du taux de cotisation AVS de 0,3 point (loi fédérale relative à la réforme fiscale et au financement de l’AVS [RFFA], NDLR), ce qui confirme que cette mesure est largement acceptée. Durant des décennies, les partenaires sociaux ont augmenté progressivement le taux de cotisation à l’AVS afin de financer cette dernière. Pourquoi l’Union patronale suisse ne veut-elle soudainement plus de ce mécanisme, qui pourtant fonctionne ?
Vogt : Il me semble intéressant de souligner qu’en Suisse, les syndicats veulent accroître le prix du facteur travail. Nos salaires élevés nous mettent déjà considérablement sous pression à l’international.
Maillard : Le relèvement de 0,3 point du taux de cotisation à l’AVS n’a pas eu d’effet sur le marché de l’emploi : le taux de chômage n’a jamais été aussi bas en Suisse. Mais nous pouvons aussi discuter de l’impôt sur la fortune, si vous le préférez.
Vogt : Le niveau du taux de chômage est dû à d’autres facteurs, notamment les effets de rattrapage qui ont suivi la pandémie de COVID-19. S’ajoute à cela la pénurie de main-d’œuvre : de plus en plus de personnes travaillent à temps partiel alors que la génération du baby boom part à la retraite. Si nous continuons comme cela, nous aurons du mal à maintenir notre niveau de vie. Dans le même temps, beaucoup d’entreprises suisses multiplient les créations de postes à l’étranger, ce qui devrait nous faire réfléchir. Nous nous opposons donc à une stratégie qui se concentre uniquement sur le financement de l’assurance.
Maillard : Si l’idée de toucher aux cotisations salariales est aussi douloureuse que cela, il me semble que c’est alors dans le 2e pilier que nous pourrions faire le plus d’économies. Chaque année en effet, à travers nos salaires, nous versons 25 milliards de francs de plus à la prévoyance professionnelle qu’elle ne nous en reverse sous la forme de rentes et de retraits en capital. Il est temps, une quarantaine d’années après sa naissance, de porter un regard critique sur le 2e pilier. Bien sûr, on ne peut pas comparer le principe du financement par capitalisation de la prévoyance professionnelle avec le système par répartition de l’AVS. Je crois pourtant que le 2e pilier est surfinancé.
Vogt : Le système des trois piliers fonctionne globalement bien, mais a tout de même besoin de quelques ajustements : les personnes qui travaillent à temps partiel, et notamment beaucoup de femmes, sont aujourd’hui défavorisées. J’ai du mal à bien comprendre les critiques à l’encontre du 2e pilier : les syndicats sont représentés de manière paritaire au sein des conseils de fondation des caisses de pension et prennent part aux décisions de placement.
Maillard : Je n’adresse pas de reproche aux caisses de pension, je me demande seulement si nous ne mettons pas trop d’argent dans le 2e pilier. Les caisses de pension gèrent une fortune d’un billion de francs. Elles doivent investir ces fonds suivant des règles strictes, ce qui réduit la marge de manœuvre des partenaires sociaux. Nous avons construit un système qui donne trop de pouvoir aux spécialistes de la prévoyance. Le rapport entre cotisations salariales et prestations ne me semble plus équilibré. Il faudrait procéder à une analyse de fond pour savoir s’il serait possible de prendre davantage de risques.
Vogt : Je n’ai rien contre ; toutefois, c’est grâce aux règles strictes que les caisses de pension n’ont pas vécu de grosse faillite depuis 1984.
CHSS : Les Jeunes libéraux-radicaux souhaitent repousser l’âge de la retraite grâce à une initiative populaire. Cela va-t-il dans votre sens, Monsieur Vogt ?
Vogt : Cette initiative est une bonne occasion pour discuter concrètement du recul de l’âge de départ à la retraite sans pour autant préjuger des résultats. Car la population vieillit, c’est un fait.
Maillard : La pression mise sur les épaules des travailleuses et des travailleurs a augmenté, de moins en moins souhaitent travailler plus longtemps de leur plein gré. Cela transparaît, par exemple, dans le secteur du bâtiment, où nombre de personnes expérimentées démissionnent, car elles sont trop épuisées pour continuer. Malgré la convention collective favorable de ce secteur, qui garantit un départ à la retraite à 60 ans, la pression au travail augmente.
Vogt : Je vois les choses différemment : beaucoup de personnes actives sont encore en forme à 65 ans et aimeraient continuer à travailler à un taux plus réduit. En tant qu’employeurs, on nous demande donc de proposer des modèles de travail flexibles, permettant par exemple de réduire progressivement son taux d’occupation à partir de l’âge de 58 ans et de travailler au-delà de l’âge de référence. Chez Burckhardt Compression, dont j’ai présidé le conseil d’administration, nous avons eu le cas d’un ingénieur logiciel de 84 ans qui venait au bureau quelques heures chaque semaine. Nous devons nous défaire de l’idée que le travail s’arrête à l’âge de 65 ans.
Maillard : Pour cela, il n’est pas nécessaire de repousser l’âge de la retraite : il est déjà possible de prolonger sa période d’activité. Les personnes qui souhaitent travailler plus longtemps doivent pouvoir le faire, mais nous ne pouvons pas pénaliser celles qui veulent partir à la retraite au moment prévu. Soyons honnêtes : ce sont les entreprises qui donnent la cadence sur le marché de l’emploi, et les personnes de plus de 60 ans sont souvent en position de faiblesse.
Vogt : Je ne vois pas les choses ainsi : les entreprises dont je fais partie du conseil d’administration essayent de prendre en compte les besoins de leur personnel. Ne l’oublions pas : nous manquons de main-d’œuvre spécialisée. Les employeurs qui ne traitent pas correctement leur personnel disparaîtront tôt ou tard du marché, et c’est très bien.
Maillard : Ce ne sont pas les conseils d’administration qui posent des difficultés, mais plutôt des petits chefs, qui interdisent par exemple les temps partiels. Lorsque la maladie ou l’épuisement ne prend pas le dessus, tout le monde a effectivement plaisir à exercer son métier, même en vieillissant. C’est pour cela qu’il faut améliorer les conditions de travail.
Vogt : Des personnes à la retraite nous disent tout de même avoir suffisamment travaillé et souhaiter passer plus de temps avec leurs petits-enfants ou s’investir dans autre chose.
Maillard : Pour pouvoir dire cela, il faut en avoir les moyens. Seules les personnes qui gagnent suffisamment bien leur vie peuvent se permettre de partir à la retraite plus tôt que prévu. Les autres n’ont pas le choix, dépendent de l’AVS et doivent donc travailler jusqu’à 65 ans ; c’est le cas pour beaucoup de femmes. Repousser l’âge de la retraite n’est donc pour nous pas une option et aura du mal à gagner la bataille des urnes.
Vogt : Je n’en suis pas si sûr, mais nous finirons peut-être par trouver un terrain d’entente. Nous n’avons aucun intérêt à rester campés sur nos positions.
CHSS : Qu’est-ce que vous proposeriez ?
Vogt : On pourrait par exemple faire dépendre l’âge de départ à la retraite du nombre d’années travaillées ou de l’espérance de vie. Le système actuel est bien trop rigide, nous devons réfléchir à des solutions moins conventionnelles.
Maillard : Si nos prédécesseurs avaient introduit de tels mécanismes dans les années 1970, aujourd’hui, on ne pourrait prendre sa retraite qu’à l’âge de 71 ans, ce qui n’aurait absolument aucun sens. L’histoire de l’AVS est l’histoire d’une réussite : instaurée après la Seconde Guerre mondiale, elle a permis de renforcer le pouvoir d’achat et de donner un nouvel élan à l’économie, ce qui a profité notamment aux secteurs de la restauration et du tourisme. Mais aujourd’hui, le renchérissement fort et la hausse des primes d’assurance-maladie grignotent peu à peu le pouvoir d’achat.
Vogt : La hausse des coûts de la santé est effectivement un problème de taille. Elle est due à la demande de prestations sans cesse croissante. Nous devons réformer la loi sur l’assurance-maladie dans sa totalité en ciblant les causes des dysfonctionnements. Il faut oublier la politique des petits pansements, on ne peut plus financer le système de santé de cette façon.
Maillard : Je suis d’accord. Les prestataires font en principe ce qu’ils veulent : c’est la logique du marché qui domine, selon laquelle les coûts sont simplement répercutés sur les assurés. Repousser l’âge de la retraite n’a donc pas de sens, il faut plutôt augmenter le niveau des rentes, notamment la rente totale des femmes ayant élevé des enfants, qui reste trop faible. Grâce à notre initiative pour une 13e rente AVS, nous entendons accroître de nouveau le pouvoir d’achat.
Vogt : Nous n’avons réussi à convenir de l’assainissement de l’AVS qu’en septembre dernier, et difficilement, et vous voulez déjà créer des prestations supplémentaires. Mais la situation est identique à celle d’une entreprise, qui ne peut augmenter les salaires que si ses fonds le permettent.
Maillard : Les finances de l’AVS ne vont cependant pas aussi mal que ce que l’OFAS cherche à nous faire croire. Le résultat de répartition de l’AVS était positif ces deux dernières années, et des excédents sont même prévus pour les années à venir. Par ailleurs, l’espérance de vie ne va pas augmenter indéfiniment, et nous avons une forte immigration.
CHSS : Créer une 13e rente AVS reviendrait à augmenter de 8 % les dépenses du 1er pilier, ce qui nécessitera des fonds à moyen terme.
Maillard : Si nécessaire, on pourrait financer cette 13e rente AVS en demandant une cotisation salariale de 0,4 % aux employeurs et aux salariés.
Vogt : Nous ne pouvons pas nous le permettre.
CHSS : Pour finir, abordons la réforme du 2e pilier : êtes-vous toujours d’accord avec le compromis des partenaires sociaux de 2019 ?
Vogt : La question est actuellement traitée au Parlement, les employeurs restent donc à l’écart pour l’instant. Dès que le Conseil des États se sera prononcé, nous prendrons officiellement position.
Maillard : Si le Parlement revient sur notre compromis, nous continuerons à le soutenir.
CHSS : La baisse du taux de conversion, actuellement de 6,8 %, est un point sensible.
Maillard : La hausse des taux d’intérêt atténue le problème. En outre, les caisses ont baissé depuis longtemps les taux de conversion dans le régime surobligatoire. En laissant la question du taux de conversion de côté, on pourrait peut-être mettre sur pied une réforme plus petite, mais qui améliorerait rapidement les rentes.
Vogt : Pour nous, la question ne se pose même pas : le taux de conversion actuel ne permet pas la moindre rentabilité.
CHSS : Même avec la hausse des taux d’intérêt ?
Vogt : Dans la finance, on dit qu’il ne faut pas essayer d’attraper un couteau qui tombe. Pour l’instant, le mieux à faire est d’attendre que le calme revienne sur les marchés financiers. Clairement, la chute de la Bourse de cette année sera désastreuse pour les caisses de pension et l’AVS.
CHSS : Donc la perspective d’un nouveau compromis s’éloigne ?
Vogt : Dans le pire des cas, nous devrons tout simplement revenir à la case « Départ ». C’est aussi cela, la politique.
Pierre-Yves Maillard
À 54 ans, Pierre-Yves Maillard préside l’Union syndicale suisse. Il est également conseiller national (PS/VD) depuis 2019 ; auparavant, cet enseignant de formation fut conseiller d’État du canton de Vaud quinze années durant.
Valentin Vogt
Valentin Vogt, économiste de 62 ans, est à la tête de l’Union patronale suisse depuis 2011. Il a auparavant été président du conseil d’administration et directeur de l’entreprise Burckhardt Compression à Winterthour. Il réside dans l’Oberland zurichois.