L’an dernier, les caisses de pension ont affiché des résultats époustouflants. Aujourd’hui, la politique de surtaxes douanières de Donald Trump provoque turbulences et incertitudes sur les marchés financiers. Faut-il se faire du souci pour les fonds de prévoyance en Suisse ?
Christine Egerszegi : Les caisses de pension sont vraiment robustes. Elles ont résisté à la crise financière de 2008, à la période de taux négatifs et à la pandémie de COVID-19. En effet, elles ne doivent jamais procéder aux versements de prévoyance en une seule fois. Les coups de tête de Donald Trump en matière de politique douanière nuisent en premier lieu à sa propre population.
Rudolf Rechsteiner : Ces dernières années, les caisses se sont constitué un coussin contre de tels mouvements du marché. Elles disposent aujourd’hui d’une réserve de fluctuation de valeur et d’une certaine flexibilité dans leurs prestations surobligatoires, en particulier le taux d’intérêt minimal et le taux de conversion. Ces sécurités se sont constituées principalement au détriment des nouveaux bénéficiaires de rente.
Le régime obligatoire de la prévoyance professionnelle a 40 ans. Diriez-vous que la prévoyance professionnelle a bien vieilli ?
Egerszegi : Je pense que oui. Elle a traversé de nombreuses crises sans sombrer. Il faut reconnaître que c’est aussi parce que les caisses de pension tiennent compte des tendances sociétales et des fluctuations de l’économie dans leur stratégie de placement.
Rechsteiner : L’instauration d’un régime obligatoire a été une étape décisive : avant cela, les caisses procédaient de façon très arbitraire. Pour citer un exemple, les femmes et les étrangers n’étaient souvent pas assurés du tout. Le régime obligatoire a permis d’uniformiser et de planifier la prévoyance. En 1995, la loi sur le libre passage a marqué une autre avancée en permettant aux assurés de transférer la totalité de leur avoir de prévoyance lors d’un changement d’employeur. Avant cela, ils risquaient de perdre une partie de leur avoir en changeant d’emploi. Pour donner un exemple, les fonctionnaires d’État âgés de 50 à 60 ans se trouvaient pour ainsi dire dans une cage dorée jusqu’à leur retraite. Un autre exemple est le cas des jeunes infirmières qui finançaient la rente des médecins-chefs : leurs avoirs de prévoyance restaient dans la caisse lorsqu’elles changeaient de travail et profitaient à leurs supérieurs plus âgés.
En 2005, vous avez tous deux collaboré à la seule révision de la LPP qui ait réussi. Quels en ont été les points forts ?
Egerszegi : Nous avons pu abaisser le taux de conversion de 7,4 à 6,8 %. Réduire la déduction de coordination nous a permis de garantir le montant des rentes. En abaissant le seuil d’entrée, nous avons aussi pu assurer un plus grand nombre de travailleurs à temps partiel. Cette révision a aussi permis d’accroître la transparence : avant la révision, ni l’employeur ni les salariés ne savaient comment la prime de risque était calculée. De plus, les assureurs conservaient les avoirs correspondant aux engagements de prévoyance dans le même pot comptable que les primes de toutes les autres assurances. Avec les nouvelles exigences de transparence concernant le système de cotisations, la participation aux excédents et les frais de gestion, nous nous sommes fait beaucoup d’ennemis chez les assureurs qui considéraient le 2e pilier plus comme un secteur d’activité économique que comme une assurance sociale.
Rechsteiner : Ajoutez à cela le fait que, dans les années 90, les excédents boursiers allaient très souvent aux employeurs, sous la forme de réductions de cotisations, alors que les salariés n’en profitaient jamais. Le débat sur le « vol des rentes » déclenché par la crise économique au tournant du millénaire a fait changer les mentalités.
Parlons de ces excédents. Avec la révision, le Parlement avait introduit ce que l’on a appelé la legal quote, la quote-part minimale qui fixe la part des excédents que les institutions de prévoyance sont autorisées à garder. Vous avez ensuite exprimé votre insatisfaction par rapport à cette mesure. Le Parlement n’avait-il pas examiné sérieusement la question ?
Egerszegi : Nous avons été dupés, il n’y a pas d’autre moyen de le dire. Nous étions unanimes puisque seulement 29 parlementaires ont voté contre la révision, toutes chambres confondues. La question a été réglée dans la loi, qui dit que 10 % des excédents reviennent aux assureurs. Voilà ce qu’est la quote-part minimale.
Rechsteiner : Il s’agit de 10 % du bénéfice au maximum. Le Conseiller fédéral Hans-Rudolf Merz a par la suite transformé cette définition et inscrit dans l’ordonnance 10 % des recettes au maximum.
Egerszegi : Il était parfaitement clair pour tous que l’on parlait du rendement net et non du rendement brut. Dans aucune branche d’activité, on n’appliquerait un taux de 10 % au gain sans en déduire d’abord les frais de gestion.
« Nous avons été dupés »
Christine Egerszegi
Mais cela n’a toujours pas été rectifié.
Rechsteiner : Nous ne tenions pas le couteau par le manche. Pour moi, cette interprétation du Conseiller fédéral est une infraction à la volonté du législateur. La loi dit 10 % de l’excédent, point final.
Avec la révision de 2005, le taux de conversion de 6,8 % a été inscrit dans la loi alors qu’il figurait dans l’ordonnance auparavant. Depuis, toutes les tentatives d’adapter ce taux ont échoué. Était-ce une erreur de l’ancrer dans la loi ?
Egerszegi : Non. Le secteur des assurances faisait pression, non seulement sur les membres de la commission mais également sur l’Office fédéral des assurances privées qui a élaboré la loi en question, pour abaisser ce taux rapidement et de façon significative. Il nous fallait offrir aux assurés une sécurité : pour pouvoir modifier le taux de conversion, il faut d’abord convaincre les électeurs.
Sur les 40 dernières années, la fortune de prévoyance a augmenté de façon phénoménale, à un tel point qu’elle est désormais nettement plus élevée que le PIB. Qu’en pense l’économiste que vous êtes, M. Rechsteiner ?
Rechsteiner : Actuellement, le 2e pilier est disproportionné par rapport au 1er pilier, si bien qu’il n’est pas possible de placer le capital de couverture entièrement en Suisse. Le fait qu’une importante partie de la fortune soit placée à l’étranger et donc rémunérée par des tiers n’est pas viable sur le long terme. De plus, nous sommes devenus dépendants des marchés des capitaux et de la politique de personnes comme Donald Trump.
« Actuellement, le 2e pilier est disproportionné par rapport au 1er pilier »
Rudolf Rechsteiner
Vous préféreriez renforcer le 1er pilier ?
Rechsteiner : Je ne suis pas un détracteur du 2e pilier, mais selon moi, les deux piliers ne sont actuellement plus équilibrés.
Egerszegi : Je reconnais que tu as raison : il n’est plus possible de placer 1 000 milliards de francs en Suisse. Selon moi, il faut se concentrer sur l’assurance sociale et donc, développer le régime obligatoire.
Indépendamment de cela, vous dites-vous satisfaits des prestations du 2e pilier ?
Rechsteiner : Cela dépend des revenus considérés. Pour les très hauts revenus, le 2e pilier n’a plus grand chose à voir avec la prévoyance vieillesse, mais il s’agit plutôt d’un vecteur d’économie fiscale qui permet d’assurer plus de 900 000 francs de revenu, que l’on peut ensuite toucher sous la forme d’une prestation en capital. Il ne s’agit plus d’un droit à la rente permettant le « maintien du niveau de vie antérieur » prévu dans la Constitution, mais d’une épargne exonérée d’impôt et destinée à être héritée. Pour les 40 % d’assurés touchant les salaires les plus bas, le 2e pilier n’est pas si lucratif, car les frais de gestion de leur caisse de pension ont une incidence bien plus forte sur leurs prestations et car l’AVS leur offre bien plus, y compris une protection contre le renchérissement.
On ne peut s’empêcher de constater que de plus en plus d’assurés choisissent le retrait en capital au lieu de la rente. Est-ce problématique pour le 2e pilier ?
Egerszegi : Il me semble important que les assurés soient avant tout bien informés. Pour beaucoup, le retrait en capital est alléchant. En fait, peu de gens réalisent qu’en optant pour un retrait, ils deviennent eux-mêmes responsables du rendement de leur capital et des éventuelles rentes de survivants.
Rechsteiner : Opter pour la rente est assurément un meilleur calcul : les caisses de pension travaillent avec grand professionnalisme, leurs frais de gestion de la fortune s’échelonnent entre 3 et 7 pour mille. Lorsque l’on gère soi-même son capital, les frais de gestion sont systématiquement supérieurs à 1 %.
« Pour beaucoup, le retrait en capital est alléchant »
Christine Egerszegi
Il est donc préférable de renoncer au retrait en capital ?
Egerszegi : Je reste favorable à une certaine liberté, mais les capitaux constitués dans le régime obligatoire devraient rester dans l’assurance sociale.
Rechsteiner : Je pense que c’est une bonne approche.
Une des raisons en faveur d’un retrait en capital est l’avantage fiscal qu’il présente. Le Conseil fédéral veut supprimer ces privilèges. Y êtes-vous favorable, M. Rechsteiner ?
Rechsteiner : Oui. Il s’agit d’appliquer l’égalité de traitement aux prestations : le versement de la rente apporte une sécurité jusqu’à la fin de la vie. La Constitution entend « maintenir le niveau de vie antérieur ». Cela signifie que chacun doit verser dans le 2e pilier l’argent dont il aura besoin pour maintenir son niveau de vie dans sa vieillesse. La limite supérieure applicable à l’AVS et la prévoyance professionnelle est de l’ordre de 120 000 francs par an ; au-delà de cette limite, il est possible d’épargner dans un 3e pilier.
« Les caisses de pension travaillent avec grand professionnalisme »
Rudolf Rechsteiner
Cette question est peut-être plus délicate pour vous, Madame, en tant que présidente de la Commission LPP ?
Egerszegi : Non, cette question n’est pas gênante pour moi. Nous en avons également débattu en commission. Je m’oppose à ce que l’on mêle les économies budgétaires à la juridiction sur les questions de politique sociale. La politique financière et la politique sociale sont deux paires de manches. Je suis en revanche favorable à ce que rente et capital soient taxés de la même façon.
Dans vos propos sur la première révision de la LPP, vous avez évoqué l’influence particulièrement prononcée du lobby des assurances. Le 2e pilier est-il prédisposé à subir la pression des lobbies, du fait de sa complexité ?
Rechsteiner : La représentation paritaire dans les institutions de prévoyance du 2e pilier leur confère une structure « de milice » tout-à-fait viable. Plusieurs milliers de personnes en Suisse savent comment fonctionne la prévoyance professionnelle.
Egerszegi : Notre règlementation prévoit une formation initiale et une formation continue pour les membres de conseils de fondation. C’est là un élément très important de la prévoyance professionnelle.
La gestion des institutions de prévoyance par les partenaires sociaux ne se heurte-t-elle pas elle aussi à des limites, comme c’est le cas par exemple des institutions collectives ? Ne faudrait-il pas se montrer plus vigilant envers les institutions collectives ?
Rechsteiner : Les institutions collectives offrent aux petites entreprises la possibilité de profiter d’une grande diversité de placements, à faible coût. Elles sont une alternative aux assureurs-vie qui se trouvent face à deux problèmes : d’une part, les exigences de solvabilité auxquelles ils sont soumis limitent leurs possibilités de placement dans les actions, ce qui fait baisser leur rendement. D’autre part, ils doivent verser à leurs actionnaires une indemnité en contrepartie de la garantie des rentes qu’ils fournissent. Cela signifie qu’une partie de l’argent sort du système de la prévoyance, ce qui n’est pas le cas avec les institutions collectives. C’est pour cette raison que je m’oppose à toute entrave aux activités des institutions collectives – comme celles posées par la Commission de haute surveillance de la prévoyance professionnelle. Les institutions collectives sont une bonne chose, tout particulièrement par les solutions qu’elles offrent aux petites entreprises.
Les institutions de prévoyance collectives ou communes avalent pourtant un nombre important de petites caisses d’entreprises.
Egerszegi : Le problème est autre. La caisse de pension que je préside est une caisse d’entreprise. Elle se trouve dans une situation exceptionnellement saine mais le processus de numérisation représente pour elle un défi financier.
Rechsteiner : Je ne pense pas qu’une caisse de moins de 1000 membres soit encore viable aujourd’hui, tout simplement parce que la charge de travail que demande le respect de la réglementation serait trop chère à assumer.
Je me permets de vous reposer la question : le partenariat social fonctionne-t-il encore dans les institutions collectives ?
Rechsteiner : Il se peut que le fonctionnement de la parité soit parfois un objet de préoccupations, mais dans l’ensemble, il s’agit d’un instrument bien réglementé et surveillé. La parité permet aux partenaires sociaux de remplir le rôle que leur confère la loi.
Egerszegi : J’estime que la gestion paritaire des caisses de pension est essentielle. Les salariés et les employeurs assument les mêmes responsabilités et poursuivent le même but : de bonnes prestations et de faibles primes.
Les trois dernières réformes du 2e pilier ont toutes trois échoué. Quelles mesures sont devenues incontournables ?
Rechsteiner : Les personnes travaillant à temps partiel sont souvent mal assurées – il faut absolument améliorer la réglementation dans ce domaine. Il en est de même pour les faibles revenus. Je propose de définir une déduction de coordination proportionnelle au taux d’occupation et d’abaisser le seuil d’entrée.
Egerszegi : C’est aussi mon avis : la déduction de coordination et le seuil d’entrée doivent être tous deux abaissés. Des mesures en ce sens ont été introduites par presque toutes les caisses de pension des secteurs de la santé et de l’éducation, qui emploient beaucoup de femmes, à de faibles taux d’occupation.
Rechsteiner : On pourrait également envisager de faire de l’institution supplétive une caisse publique pour les entreprises de 100 employés ou moins. Ce sont principalement les frais de gestion et la numérisation qui posent problème aux petites caisses de pension. Mon souhait serait de pouvoir proposer aux PME un logiciel de gestion standard.
Egerszegi : En effet, il serait intéressant de trouver une solution pour les 6 % de caisses qui offrent des prestations proches du minimum LPP au lieu d’abaisser le taux de conversion pour les caisses ayant résolu le problème. Selon moi, il est également nécessaire d’agir concernant les 56 milliards de francs d’avoirs de libre passage en déshérence. Il faut trouver une solution pour ces avoirs. Mais pour pouvoir procéder à une grande réforme, il nous faut le soutien des salariés. Une alliance bourgeoise suffirait pour avoir l’aval du Parlement mais pas celui du peuple. Tous les projets échafaudés sans le soutien du peuple ont jusqu’à présent échoué.
Christine Egerszegi

Âgée de 76 ans, cette Argovienne active en politique au sein du PLR a été conseillère nationale de 1995 à 2007, puis conseillère d’État jusqu’en 2015. Elle a été membre de la Commission de la sécurité sociale et de la santé publique (CSSS) des deux chambres et a présidé la CSSS du Conseil des États de 2011 à 2013. Elle est aujourd’hui présidente de la commission LPP et membre du conseil de fondation de la Personalvorsorgestiftung der REHA Rheinfelden (fondation de prévoyance en faveur du personnel de REHA Rheinfelden). (Photo: Marcel Giebisch/OFAS)
Rudolf Rechsteiner

Âgé de 66 ans, cet économiste bâlois, membre du PS, a été conseiller national de 1995 à 2010 et, en tant que tel, également membre de la Commission de la sécurité sociale et de la santé publique (CSSS). Il est aujourd’hui membre du conseil d’administration de la Pensionskasse Basel-Stadt (PKBS, caisse de pension de la ville de Bâle) et président de la Fondation Ethos, engagée dans la promotion de l’investissement socialement responsable (ISR). (Photo: Marcel Giebisch/OFAS)