Le rapport du Conseil fédéral présenté dans ce numéro en réponse au postulat « Stratégie visant à renforcer l’encouragement précoce » (Conseil fédéral 2021) le montre clairement : depuis quelques années, les choses bougent dans le domaine de la petite enfance à tous les niveaux de l’État, dans de nombreux domaines politiques, à l’initiative de différents acteurs de la société civile et avec le soutien financier d’organismes privés et publics issus d’horizons divers. Néanmoins, une lecture critique de ce rapport met également en lumière le fait que ces efforts, aussi précieux et utiles soient-ils, ne suffisent pas pour atteindre une offre coordonnée.
Alliance Enfance considère le rapport du Conseil fédéral insatisfaisant sur certains points. Il dresse incontestablement un état des lieux documenté et intéressant de la politique de la petite enfance, souligne son importance et son potentiel et la définit pour la première fois comme étant transversale et constituant une composante spécifique de la politique de l’enfance et de la jeunesse.
Les mesures proposées par le Conseil fédéral pour améliorer les données disponibles à ce sujet, pour encourager et faciliter l’accès aux offres de la petite enfance et pour renforcer la coordination entre les services fédéraux sont à saluer ; elles sont toutefois loin d’être suffisantes. Le rapport est une occasion manquée d’accorder à la petite enfance l’attention qu’elle mérite à l’échelon fédéral, et de proposer des mesures permettant à la politique de la petite enfance de franchir un pas décisif.
Parler d’une seule voix pour les enfants Les enfants de douze ans et moins, qui représentent plus d’un million de personnes en Suisse, constituent une part importante de la population. Or, ils n’ont pas de droits politiques, ni de réseau de lobbying pour se préoccuper de leurs besoins et représenter publiquement la diversité de leurs intérêts. Pourtant, les enfants font partie à part entière de la société, et il est important de les associer aux décisions qui les concernent. C’est une condition sine qua non pour que leur point de vue puisse réellement être entendu et pris en compte. Les débats autour des offres et structures extrafamiliales et parascolaires sont souvent axés sur les moyens permettant de concilier vie familiale et vie professionnelle, mais d’autres aspects concernant l’enfant, tels que le droit à un développement harmonieux, sont minimisés, voire négligés. C’est à ce niveau notamment, qu’Alliance Enfance – fondée en août 2020 – souhaite intervenir.
Alliance Enfance dispose, grâce à l’expertise de ses membres, de connaissances relatives aux multiples enjeux et aux perspectives de développement des enfants et les représente dans les processus politiques à tous les niveaux de l’État et dans toutes les régions. Pour ce faire, elle s’appuie sur les principes de la Convention de l’ONU relative aux droits de l’enfant, que la Suisse a ratifiée en 1997. Elle unit les voix des acteurs de la société civile dans les domaines de l’encouragement précoce, de l’accueil, de l’éducation, de la santé et de la protection de l’enfance, et favorise le partage des connaissances issues des pratiques des terrains, du domaine de la recherche et du monde politique. Alliance Enfance souhaite contribuer à une politique qui adopte des décisions fondées sur des observations et études documentées et des mesures concrètes, tout en plaçant à chaque fois le bien-être des enfants au centre des préoccupations.
Jusqu’ici, le contexte légal et le soutien de l’enfance au niveau étatique concernent principalement la formation scolaire et la protection de l’enfance. En dehors de la scolarisation, la formation, l’accueil et l’éducation de l’enfant dès sa naissance restent essentiellement de la compétence et de la responsabilité de la famille et relève de la société civile organisée. Un large accès à des offres abordables et de qualité pour la petite enfance n’est toujours pas garanti aujourd’hui ! Il s’agit bien sûr de reconnaître que les communes, les cantons ainsi que la Confédération s’efforcent depuis des années d’intensifier leur engagement en matière de définition des conditions-cadres dans lesquelles les enfants grandissent et évoluent. Toutefois, dans le domaine de la petite enfance, plus précisément pendant la période depuis la naissance jusqu’à 4 ans, on peut relever une certaine inattention, voire négligence. Dans son rapport intitulé « Instaurer une politique de la petite enfance », la Commission suisse pour l’UNESCO parle de « mesures […] à l’état de patchwork […] peu suivies d’effets » (Commission suisse pour l’UNESCO 2019, pp. 4 et 5). En comparaison internationale, la Suisse a non seulement un retard dans l’anticipation de certaines mesures s’agissant de la petite enfance, mais elle est aussi à la traîne (cf. p. ex. Burger et al. 2017). De nombreuses initiatives politiques actuelles montrent toutefois que les pression pour pousser à l’action ont tendance à s’accroître.
Iv. pa. 21.403 Commission de la science, de l’éducation et de la culture du Conseil national :
remplacer le financement de départ par une solution adaptée aux réalités actuelles
Il convient de remplacer le financement de départ – limité dans le temps et prolongé à plusieurs reprises – prévu dans la loi fédérale sur les aides financières à l’accueil extrafamilial pour enfants, par un soutien durable visant à réduire considérablement les contributions versées par les parents et à améliorer l’éducation de la petite enfance, de manière à augmenter les chances de développement des enfants et à améliorer l’équilibre entre vie familiale et vie professionnelle. La nouvelle réglementation respectera le principe de subsidiarité et tiendra compte de tous les modèles familiaux.
Aides financières à la création de places d’accueil
Depuis 2003, la Confédération octroie des aides financières afin de soutenir l’accueil extrafamilial pour enfants. Le programme d’impulsion était initialement limité à une durée de huit ans, jusqu’en janvier 2011. En raison de la forte demande, il a été prolongé à trois reprises, la dernière fois à l’automne 2018, pour une durée supplémentaire de quatre ans. Jusqu’à fin janvier 2021, la Confédération a encouragé la création de 65 329 places d’accueil en versant 408 millions de francs.
Les limites de la politique actuelle de « rafistolage » La pandémie de COVID-19 et ses conséquences mettent en lumière les limites de la politique de « rafistolage » menée actuellement dans le domaine préscolaire. Ainsi, au début du premier confinement décrété en Suisse, les responsables des groupes de jeux ne savaient pas s’ils avaient le droit de poursuivre leurs activités ou non. Par ailleurs, dans l’ordonnance COVID-19 du Conseil fédéral, les institutions de droit public ont été exclues des organismes pouvant prétendre à une indemnisation de la Confédération. Les structures d’accueil collectif de jour en Suisse romande, qui sont publiques pour la plupart, ou leurs organismes responsables aux niveaux cantonal et communal sont confrontées à un problème de survie financière, dont pro enfance – l’association qui les représente – s’est régulièrement fait l’écho (cf. pro enfance 2020). Le législateur a pris en considération cette situation inéquitable en mars 2021 en modifiant la loi COVID-19 (RS 818.102). Ainsi, la Confédération octroie des aides financières aux cantons qui, pour la période allant du 17 mars au 17 juin 2020, ont accordé des indemnités aux institutions d’accueil de droit public gérées par les pouvoirs publics afin de compenser les contributions non versées par les parents. Ces aides s’élèvent à un tiers des frais occasionnés (RO 2021 153). Ces deux exemples illustrent le fait que le domaine préscolaire n’est pas un système stable et que son statut fragile est vite menacé dès qu’il est confronté à des difficultés.
Les enfants sont les premiers à subir les conséquences d’une politique insuffisamment prévoyante, soit directement, soit indirectement par le biais de leurs parents (notamment du fait des coûts élevés et d’un manque de possibilités réelles de conciliation entre vie professionnelle et vie familiale). Un déficit dans le potentiel de concertation et de collaboration a également des effets collatéraux sur les organisations qui proposent leurs services (incertitude en matière de planification, raréfaction des ressources, pénurie de personnel qualifié, manque de développement de la qualité), sur les acteurs étatiques (échanges insuffisants ou très onéreux, transfert de savoir-faire complexe, peu d’allocation effective des ressources), sur le marché du travail et l’économie (conciliation entre vie familiale et activité professionnelle insuffisante, pénurie de main-d’œuvre qualifiée), sur les pouvoirs publics et la société dans son ensemble (charges sociales élevées, peu de recettes fiscales, déficit d’intégration).
Une vraie politique pour la petite enfance Pour garantir une offre de qualité et en quantité suffisante pour la petite enfance qui assure l’égalité des chances et soit abordable pour les parents, une politique globale de la petite enfance est indispensable. Afin que celle-ci puisse déployer des effets durables, des investissements spécifiques sont nécessaires. L’encouragement précoce doit être conçu sur une large échelle, et l’offre doit présenter un haut niveau de qualité. En outre, les attributions, les tâches et les responsabilités doivent être clairement définies aux trois niveaux de l’État.
- Des investissements substantiels en faveur de la petite enfance sont nécessaires : l’intérêt de l’encouragement précoce pour la société dans son ensemble, mais aussi pour l’économie, est largement reconnu et scientifiquement étudié. Une étude commandée par la Jacobs Foundation (BAK 2020) mentionne que développer les offres d’éducation et d’accueil dans le domaine préscolaire permettrait d’accroître le produit intérieur brut d’environ 0,5 % par an, soit 3,4 milliards de francs. Des investissements supplémentaires dans la qualité de l’éducation et de l’accueil pourraient même multiplier cette hausse par deux. En outre, la Confédération et les cantons profiteraient dans une très large mesure des retombées de ces investissements (Balthasar 2020), ce qui constitue une raison objective de créer les bases légales et d’investir, selon des modèles financiers à définir, les fonds nécessaires pour développer une politique globale de la petite enfance.
Rappelons ici la pénurie de personnel qualifié déjà évoquée plus haut : certains parents – notamment les mères – n’exercent pas d’activité lucrative, ou à un taux d’activité réduit, parce que les offres d’éducation et d’accueil ne sont pas attractives financièrement. Rattraper le retard en matière d’investissement dans les structures d’éducation et d’accueil extrafamiliales telles que l’accueil familial de jour, l’accueil parascolaire et les crèches est urgent et utile pour le marché du travail, mais aussi pour l’éducation en Suisse. Les avantages qui en découlent sont significatifs : meilleur résultat global du point de vue éducatif, meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie familiale, amélioration de l’égalité des chances, égalité entre hommes et femmes.
Changer de paradigme et faire en sorte que les personnes qui travaillent avec les enfants dans les différentes structures d’accueil extrafamiliales possèdent une formation pédagogique passe par des investissements substantiels. La Fédération suisse pour l’accueil de jour de l’enfant, kibesuisse, s’est livrée au calcul suivant pour la région alémanique : plus d’un milliard de francs supplémentaire est nécessaire chaque année pour atteindre le niveau de qualité dans les crèches tel qu’il est défini par la fédération (kibesuisse 2020). Estelle Thomet, directrice régionale auprès de kibesuisse, met en garde : « Faute d’investissements supplémentaires, nous devrons nous accommoder du fait que la moitié des collaborateurs et collaboratrices travaillant dans les crèches continueront d’être principalement des jeunes personnes sans formation.
- L’éducation des jeunes enfants doit être comprise au sens large et dépasser le cadre de la formation et de l’accueil institutionnels : prendre en considération la perspective des enfants nécessite que tous les cadres de vie soient clairement axés sur leurs besoins, indépendamment du choix du modèle familial et du modèle d’activité professionnelle des parents, et quelle que soit l’offre d’accueil et d’éducation effectivement choisie. Peu importe qu’un enfant soit élevé exclusivement par sa famille, qu’il fréquente un groupe de jeux ou une crèche, que sa famille fasse appel aux consultations pour pères et mères, se rende régulièrement dans un centre familial ou que l’enfant bénéficie de prestations de services éducatifs itinérants ou de mesures d’apprentissage de la langue du lieu dans le cadre de programmes d’intégration ; ce qui compte avant tout, c’est de donner aux familles la possibilité de choisir les prestations qui répondent à leurs besoins et soutiennent leur(s) enfant(s) de manière optimale. Il est d’une importance capitale que ces offres soient accessibles et abordables, et que la qualité soit au rendez-vous. C’est le seul moyen de s’attaquer au problème de la forte sélectivité sociale (cf. p. ex. CSRE 2018). À cet égard, le Conseil suisse de la science (CSS) a, en 2018 déjà, recommandé l’introduction d’une politique globale de la petite enfance (CSS 2018, p. 70). Il convient en outre de promouvoir systématiquement la collaboration et d’organiser efficacement les phases de transition décisives pour le développement de l’enfant – par exemple du milieu familial à la crèche et de la crèche à l’école enfantine. En effet, une transition réussie – par exemple le passage de la crèche à l’école enfantine – influence positivement les transitions qui suivent. Dans le canton du Tessin, grâce au projet TIPI, des activités concrètes sont proposées pour organiser les phases de transition de la famille à l’accueil de jour et de l’école enfantine à l’école primaire (notamment en améliorant la collaboration avec les familles). L’accompagnement et l’analyse scientifiques sont assurés par la Haute École spécialisée de la Suisse italienne (SUPSI 2015).
- Les compétences doivent être clairement définies à tous les niveaux de l’État : du point de vue d’Alliance Enfance et en se fondant sur le Cadre d’orientation pour la formation, l’accueil et l’éducation de la petite enfance (Wustmann Seiler/Simoni 2016, p. 24), l’encouragement précoce concerne clairement la formation au sens large : « Les processus d’apprentissage des enfants en bas âge incluent leur capacité de s’approprier le savoir et de se construire leur propre image du monde. Ces processus de construction et d’apprentissage sont ancrés au plus profond de l’enfant ; c’est le fondement grâce auquel il acquiert de nouveaux savoirs et de nouvelles compétences. L’enfant contribue à son propre développement au cours des processus d’apprentissage précoces. » Se contenter de mesures de coordination revient à ne pas prendre suffisamment au sérieux les besoins des enfants. Il est nécessaire de pouvoir s’appuyer sur des services compétents, des personnes qualifiées, des processus efficients et une orientation et vision communes. Ce sont les fondements d’une politique nationale concertée et planifiée dans le cadre de laquelle la Confédération assume elle aussi des tâches et des responsabilités. L’argument selon lequel la Confédération ne dispose pas des compétences juridiques pour agir de manière plus concrète demeure tenace, mais une expertise récente arrive à la conclusion qu’elle dispose d’une certaine marge de manœuvre pour prendre des mesures : les bases constitutionnelles existent déjà, et la répartition actuelle des compétences ainsi que le fédéralisme resteront garantis (Mahon/Huruy 2021).
- Les offres dans le domaine préscolaire doivent garantir un haut niveau de qualité : la qualité est un élément crucial pour les enfants et leur parcours éducatif, pour favoriser un accès égalitaire aux différentes offres subséquentes, pour déterminer une allocation efficiente des ressources, mais aussi pour contribuer à des effets à long terme sur la conciliation entre vie professionnelle et vie familiale. Les enjeux de la pénurie de personnel qualifié trouveront des réponses adaptées, uniquement si les parents, cette main-d’œuvre tant recherchée, savent leurs enfants en de bonnes mains (Stern et al. 2018). Mieux concilier vie professionnelle et vie familiale requiert donc un accueil de qualité pour les enfants. À cet effet, il est nécessaire de disposer d’un personnel aux compétences complémentaires, que ce soit en terme de formation initiale et/ou continue, d’expérience professionnelle et d’expérience de vie en général.
Les ressources théoriques et les offres de formation pour garantir la qualité ne font désormais plus défaut. Les études et les évaluations sur les aspects de la qualité constituent un domaine de recherche important. Il existe de nombreux projets de développement de la qualité et des initiatives à large échelle pour promouvoir la qualité, des exemples de bonnes pratiques et des lignes directrices orientées issues des expériences de terrain, des recommandations émises par des associations, etc. Autrement dit, le monde académique et les terrains professionnels sont prêts, mais le cadre légal fixant les conditions-cadres est encore à améliorer. Des bases légales sont nécessaires pour disposer du cadre normatif permettant de promouvoir, de soutenir, de contrôler et d’agir en vue de développer la qualité des prestations en faveur des enfants et un cadre de travail correct pour le personnel. Pour atteindre ces objectifs, les moyens financiers accrus sont à mettre à disposition.
Perspectives Les activités d’Alliance Enfance visent l’objectif suivant : s’engager afin qu’en Suisse les bases légales pertinentes soient modifiées à tous les niveaux de l’État ou que les discussions politiques nécessaires à leur adaptation soient en cours de façon à garantir pour tous les enfants dès leur naissance – au début de leur parcours éducatif – les meilleures chances d’épanouissement possible. Un programme d’investissement à long terme remplaçant la politique actuelle de « rafistolage » est une condition sine qua non à cet effet. Un effort collectif s’avère indispensable.
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- Bibliographie
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