Le 2 mai 2017, le Conseil des Etats, seconde chambre à se prononcer, a adopté un crédit de subventionnement d’environ 100 millions de francs en vue de renforcer le soutien à l’accueil extrafamilial des enfants et de réduire les coûts des places de crèche. Deux jours plus tard, les près de 130 spécialistes réunis lors du congrès du dialogue sur l’intégration « Entrer dans la vie en pleine santé » de la Conférence tripartite sur les agglomérations (CTA ; renommée depuis lors Conférence tripartite, CT) se sont accordés sur le fait que la décision du Parlement constituait certes un premier pas dans la bonne direction, mais n’était qu’une goutte d’eau dans la mer. Outre les besoins financiers toujours importants, des mesures nettement plus conséquentes sont de leur avis requises pour offrir à tous les enfants – quelle que soit leur origine – les mêmes chances de départ dans la vie. Les spécialistes issus de la pratique, de la théorie et de l’administration ont dressé le bilan du congrès, discuté des défis et présenté leurs revendications aux décideurs du domaine de la petite enfance.
Opportunité économique et nécessité d’investir dans le domaine de la petite enfance Le congrès de la CTA a clairement mis en évidence que les investissements dans la santé, l’intégration et la formation des enfants en bas âge 1 sont source d’avantages pour les familles, l’ensemble de la société, l’Etat et l’économie. Le professeur Martin Hafen, de la Haute école spécialisée de Lucerne, a affirmé qu’une économie ne peut absolument pas se permettre de ne pas investir dans la formation, l’accueil et l’éducation de la petite enfance (Hafen 2017, 33), se référant au lauréat du prix Nobel d’économie James J. Heckman qui, dans ses travaux, a démontré à maintes reprises que les enfants en bas âge profitent des investissements ciblés dans leur développement. Par rapport aux enfants qui n’ont pas bénéficié d’un encouragement, ils présentent de meilleurs résultats scolaires et ont ultérieurement des chances accrues de trouver un emploi. A l’adolescence et à l’âge adulte, ils commettent en outre moins d’infractions, sont moins susceptibles de percevoir l’aide sociale et sont en meilleure santé. Ce sont les enfants issus de familles socialement défavorisées qui en retirent le plus d’avantages (Heckman/Masterov 2007, 31).
Les investissements dans la petite enfance permettent non seulement de réduire les inégalités sociales, économiques et en matière de santé à la naissance, mais bénéficient aussi à l’ensemble de la société et, partant, à son économie. Le Project «Perry Preschool», l’un des programmes américains les plus renommés d’aide en faveur des enfants socialement défavorisés et de leurs familles, affiche un taux de rendement de 16 %, si l’on inclut les avantages économiques découlant de la baisse de la criminalité, de la réduction des coûts d’enseignement de rattrapage et des revenus plus élevés des participants à l’âge adulte (Heckman/Masterov 2007, 35). Le programme repose sur des visites hebdomadaires au domicile des enfants et de leurs familles ainsi que sur un enseignement préscolaire intensif et de grande qualité durant un à deux ans pour les enfants issus de milieux socialement défavorisés (Heckman/Masterov 2007, 12).
Garantir l’accès à des offres de conseil dès le plus jeune âge Les spécialistes se heurtent fréquemment à des limites lorsqu’il s’agit d’atteindre certains groupes cibles dont les enfants ne fréquentent pas les structures d’accueil de jour ou d’autres établissements : familles directement issues de l’immigration et ayant des connaissances insuffisantes de la langue locale, qui ont connu l’expérience de l’exil et ont vécu des événements traumatiques ou pâtissent de désavantages socio-économiques. Pour que les enfants concernés et leurs familles puissent bénéficier des investissements dans le domaine de la petite enfance, des mesures de sensibilisation à l’intention des spécialistes sont requises. Ceux-ci doivent être en mesure d’identifier précocement les éventuelles barrières, comme les difficultés de communication, la peur de la discrimination ou encore les obstacles d’ordre pratique tels que la méconnaissance de la vie locale ou des offres existantes. Du matériel d’information ad hoc et des formations sur les entraves à l’accès destinées aux spécialistes se révèlent utiles à cet égard.
Les acteurs de la société civile peuvent également jouer ici un rôle essentiel pour orienter les familles vers les services spécialisés adéquats. Les médecins de famille, qui prodiguent les soins de santé de base aux enfants et à leurs familles, peuvent par exemple attirer leur attention sur les offres disponibles et les rediriger vers les services compétents. Les personnes issues d’un milieu culturel et linguistique similaire peuvent aider les familles venant de faire l’expérience de la migration à surmonter les barrières à l’entrée et à recourir aux offres de conseil existantes. L’approche « peer to peer », qui fait intervenir des personnes clés avec leur propre expérience de l’exil et de la migration, est ici particulièrement adaptée.
Les normes de qualité en tant qu’aides à l’orientation Dans le cadre de l’approche « peer to peer » et d’autres stratégies visant à atteindre les familles concernées, il semble judicieux de définir des normes de qualité et des lignes directrices pour le conseil spécialisé, et d’encourager leur utilisation de manière généralisée. Des normes instaurant des directives de traitement uniformisées et destinées à combler les lacunes en matière d’information ont par exemple été développées à l’intention des pédiatres (Bernhard et al. 2016). Dans le cadre du conseil parental, il est souhaitable de définir comme procédure standard que les personnes chargées du conseil se familiarisent avec certaines cultures. Cela permet d’éviter les phénomènes de « culturisation » ou les stéréotypes culturels ainsi que de mieux évaluer et cerner les problèmes et les besoins des familles issues de contextes culturels différents 2.
Mise en réseau à l’échelle locale pour assurer une continuité dans la prise en charge Afin d’assurer une continuité dans la prise en charge des enfants socialement défavorisés, il est nécessaire de renforcer la coordination et la coopération à l’échelle locale entre les acteurs clés de la petite enfance, tels que les collaborateurs des structures d’accueil de jour, les sages-femmes, les pédiatres ou les personnes chargées du conseil parental. L’instauration de réseaux interdisciplinaires permet de créer des synergies et de diffuser plus efficacement les informations. Les spécialistes bien informés quant aux interfaces avec d’autres domaines et aux personnes de contact compétentes en retirent des avantages mutuels. Ils sont ainsi en mesure de gérer de manière plus globale et efficiente les problèmes, questions et besoins des personnes qu’ils conseillent et prennent en charge. Les gains en termes de ciblage des objectifs et d’efficacité compensent très largement le surcroît de travail initial découlant de l’investissement en temps, en effectifs et en ressources matérielles lié à la mise en place du réseau. Mais bien que l’impact positif des réseaux locaux interdisciplinaires soit reconnu et constaté dans les faits, les incitations financières et pratiques restent rares dans ce domaine.
Pour convaincre encore plus de spécialistes de la plus-value du travail en réseau, il convient d’examiner les solutions permettant de compenser la charge supplémentaire qui en résulte. Il serait par exemple envisageable que la participation régulière à des rencontres de réseautage institutionnalisées, organisées au niveau local ou régional, soit prise en compte au titre du perfectionnement (p. ex., pour les pédiatres, par la Société suisse de pédiatrie).
Mobilisation politique des spécialistes de la petite enfance S’agissant des investissements dans le domaine de la petite enfance, l’engagement des spécialistes est requis non seulement dans le contexte professionnel et sociétal, mais aussi pour la dimension politique de leur travail. La sensibilisation politique des spécialistes locaux et de leur réseau doit être encouragée. Les spécialistes doivent être soutenus afin d’être en mesure de se faire entendre sur le plan politique et de faire valoir leurs intérêts dans le processus décisionnel. Ils doivent être à même de discuter et de formuler leurs exigences de façon à être perçus par les décideurs locaux. De par leur savoir-faire politique et leur expérience de longue date des questions liées à l’accueil extrafamilial des enfants, des organisations telles que le Réseau suisse d’accueil extrafamilial peuvent ici apporter un tel soutien.
Coordination entre les différents niveaux de l’état fédéral dans le domaine de la petite enfance Les attributions, compétences et responsabilités touchant la politique de la petite enfance sont réparties horizontalement entre plusieurs autorités et verticalement entre les trois niveaux institutionnels. La compétence législative revient aux communes et aux cantons. Un inventaire des offres montre que l’encouragement des enfants en bas âge par les cantons présente différents degrés d’intensité et d’implication, et que de nombreuses stratégies et approches coexistent (INFRAS 2017, 34). Afin de garantir une politique de la petite enfance efficace et reposant sur une large base nationale, un échange ad hoc entre les cantons via la CDIP, la CDAS et la CDS serait souhaitable.
La mise en œuvre efficiente des projets d’encouragement cantonaux au sein des communes constitue également un défi. La création d’organes de coordination cantonaux pour la formation, l’accueil et l’éducation de la petite enfance, appréhendant cette dernière comme un thème transversal des domaines de la santé, de l’intégration, de la formation et de l’action sociale, peut contribuer à améliorer la coordination ainsi qu’à faciliter la tâche des communes s’agissant du renforcement de la coopération par-delà leurs frontières et de la constitution de réseaux régionaux.
En tant que facilitateur du réseautage et de la coopération, la Confédération – dont les compétences dans la formation, l’accueil et l’éducation de la petite enfance se limitent au soutien et à des mesures complémentaires – peut endosser un rôle important d’intermédiaire et mettre en place des structures au sein desquelles les cantons, les communes et les acteurs non gouvernementaux ont la possibilité d’échanger leurs points de vue et d’identifier les besoins en termes de coopération.
Défis linguistiques et culturels Dans leur quotidien professionnel, les spécialistes de la petite enfance se trouvent confrontés aux contextes culturels et linguistiques les plus divers. Pour relever ces défis de manière adéquate, ils doivent bénéficier d’un soutien – notamment au moyen de perfectionnements aux compétences transculturelles et d’une supervision régulière – et des ressources correspondantes (p. ex. pour des interprètes communautaires). Par ailleurs, les personnes qui assurent la prise en charge et le suivi des enfants ayant vécu des événements traumatiques ou l’expérience de l’exil doivent être sensibilisées à l’encadrement de tels groupes cibles par le biais de formations et de perfectionnements.
Les familles issues de la migration se heurtent toujours à des obstacles structurels à l’accès aux informations concernant les offres de conseil et de soutien. Le recours à des concepts innovants (p. ex. cours vidéo de préparation à l’accouchement) et à de nouveaux canaux d’information (plateformes comme YouTube) peut contribuer à abattre ces barrières. Les contenus des sites Internet et des plateformes doivent non seulement être adaptés en permanence aux besoins et compétences des familles, mais aussi être disponibles en différentes langues. Le projet «migesplus» de la Croix-Rouge suisse (CRS) rassemble par exemple sur une plateforme Internet les publications des acteurs publics et privés qui sont consacrées aux thèmes de santé les plus divers et qui s’adressent à la population migrante, les met à disposition en différentes langues et apporte un soutien financier en matière de traduction. La CRS entend ainsi promouvoir l’égalité d’accès à l’information sur la santé 3. Pour de telles réalisations, un financement structurel – contrairement à la logique de projet qui prévaut souvent aujourd’hui en matière de financement – revêt une grande importance. Ce n’est qu’ainsi que des structures pérennes peuvent être développées et que la durabilité peut être garantie.
Synthèse Les dernières recherches montrent que les investissements dans le domaine de la petite enfance sont considérablement plus efficaces que des interventions ultérieures. Ils profitent non seulement à l’enfant qui a bénéficié d’un encouragement précoce, mais constituent aussi un facteur d’intégration pour toute la famille : le recours par l’enfant à des offres d’encouragement précoce permet également aux parents de nouer des contacts en dehors de leur environnement social immédiat par le biais des institutions concernées. Malgré sa grande importance sociale et économique, le thème de la petite enfance n’est pas une préoccupation politique majeure de la Suisse, que ce soit à l’échelle de la Confédération, des cantons ou des communes. Il serait néanmoins souhaitable que les instances politiques soutiennent l’engagement des particuliers et des spécialistes en mettant en place des structures viables et pérennes. La vocation de telles structures doit être d’améliorer l’efficacité des investissements dans le domaine de la petite enfance et de les étoffer sur le plan quantitatif, afin que tous les enfants – quelle que soit leur origine –, leurs familles et, en définitive, l’ensemble de la société puissent en bénéficier.
- Bibliographie
- Hafen, Martin (2017) : « Prévention pendant les premières années de vie », dans Paediatrica 28, no 3/2017, p. 35ss : www.swiss-paediatrics.org > Paediatrica > Volume 28 (2017).
- Bernhard, Sara et al. (2016) : « Mémento pour le diagnostic et la prévention de maladies infectieuses et la mise à jour des vaccinations auprès d’enfants et adolescents migrants en Suisse, asymptomatiques », dans Paediatrica 27, no spécial sur les migrants 2016, p. 11ss : www.swiss-paediatrics.org > Paediatrica > Volume 27 (2016).
- INFRAS (2016) : Stratégies cantonales et coordination dans le domaine de l’accueil et de l’éducation de la petite enfance : un état des lieux dans les cantons (Jacobs Foundation en collaboration avec l’Office fédéral des assurances sociales [Programme national contre la pauvreté] et le Secrétariat d’Etat aux migrations), Jacobs Foundation, Zurich : www.netzwerk-kinderbetreuung.ch > Société > News > 2.3.2017.
- Heckman, James J. ; Masterov, Dimitriy V. (2007) : « The Productivity Argument for Investing in Young Children », dans document de travail du NBER no 13 016 : www.nber.org/papers/w13016.pdf.
- 1. De nombreux projets consacrés aux investissements dans le domaine de la petite enfance ont vu le jour dans le cadre du dialogue sur l’intégration dès la naissance de la CTA : www.dialog-integration.ch > Dès la naissance > Exemples de la pratique.
- 2. Cf. « Normes et directives 2017 » de l’Association suisse des consultations parents-enfants : www.sf-mvb.ch > Gestion qualité > Formulaire de commande pour les normes et directives 2017.
- 3. www.migesplus.ch.