Le droit des étrangers dissuade les personnes migrantes de recourir à l’aide sociale

En Suisse, percevoir l’aide sociale a des conséquences en termes de droit des migrations pouvant aller jusqu’au retrait de l’autorisation de séjour. Cela a pour effet de dissuader la population étrangère de s’adresser aux services sociaux.
Eva Mey, Stefanie Kurt
  |  14 mars 2024
    Recherche et statistique
  • Aide sociale
  • Migration
En Suisse, percevoir l’aide sociale a des conséquences en termes de droit des migrations pouvant aller jusqu’au retrait de l’autorisation de séjour. Cela a pour effet de dissuader la population étrangère de s’adresser aux services sociaux. Entretien de conseil au centre social Albisriederhaus de la ville de Zurich. (Keystone)

En un coup d’œil

  • En 2019, la loi sur les étrangers et l’intégration a été durcie.
  • Les éventuelles conséquences en termes de droit des étrangers dissuadent les personnes migrantes de faire valoir leur droit à l’aide sociale.
  • L’imbrication du recours à l’aide sociale et du droit des migrations pourrait entamer la confiance de la population étrangère vis-à-vis du soutien de l’État.

Pour de nombreuses personnes en Suisse, l’aide sociale est le dernier filet de secours. Elle entre en jeu lorsque celles-ci ne trouvent pas d’activité rémunérée, ont épuisé leurs ressources financières et que les éventuelles prestations des assurances sociales (en particulier celles de l’assurance-chômage, de l’assurance-invalidité ou de l’AVS) ne suffisent pas à couvrir leurs besoins.

L’aide sociale est réglementée au niveau cantonal, c’est-à-dire qu’aucune loi fédérale ne régit son aménagement. La Conférence suisse des institutions d’action sociale (CSIAS) a toutefois publié des normes pour son calcul. Celles-ci précisent notamment les mesures de soutien à l’intégration sociale et professionnelle destinées aux bénéficiaires de l’aide sociale. Les normes CSIAS sont considérées comme une valeur de référence essentielle de la politique sociale suisse et de la pratique des tribunaux. Les cantons peuvent toutefois s’en écarter, ou n’en appliquer qu’une partie.

Le montant de l’aide sociale ou les modalités de l’obligation de restituer varient donc d’un canton à l’autre. En Suisse en effet, contrairement à des pays comme l’Allemagne ou l’Autriche, les aides accordées doivent dans certains cas être remboursées.

Conséquences en termes de droit des étrangers          

Pour les personnes étrangères, avoir recours à l’aide sociale n’est pas toujours sans conséquences : ainsi, quiconque désire se faire naturaliser doit rembourser l’aide sociale perçue au cours des trois années précédentes (art. 7, al. 3, OLN). De plus, les autorités compétentes peuvent révoquer l’autorisation de séjour ou d’établissement des bénéficiaires de l’aide sociale, ou refuser de les prolonger.

La situation s’est durcie en 2019, avec l’entrée en vigueur de la loi fédérale sur les étrangers et l’intégration (LEI). Depuis lors, les personnes étrangères disposant d’une autorisation d’établissement qui résident en Suisse depuis 15 ans au moins peuvent aussi se voir retirer leur autorisation si elles ont recours à l’aide sociale.

En outre, les services sociaux doivent à présent annoncer spontanément ce recours aux autorités des migrations compétentes. La recherche s’intéresse de plus en plus à cette imbrication entre droit des migrations et recours à l’aide sociale. Mentionnons par exemple le projet, à présent achevé, s’inscrivant dans le cadre du pôle de recherche national « nccr – on the move » qui traite de questions relevant de la migration et de la mobilité.

Les résultats des différentes études montrent que les offices des migrations assument parfois les tâches des services sociaux, par exemple lorsqu’ils « motivent » la personne étrangère à travailler en la menaçant de révoquer son autorisation de séjour. À leur tour, les services sociaux assument des tâches relevant du contrôle migratoire lorsqu’ils vérifient et évaluent « l’intégration » des bénéficiaires dans le cadre des décisions relevant du droit des migrations. Ils font alors fonction de satellite des autorités des migrations.

Baisse de confiance

Cette imbrication entre droit des migrations et aide sociale peut retenir les personnes migrantes touchées par la pauvreté d’avoir recours à l’aide sociale comme elles en ont le droit. Plusieurs études, qui reposent notamment sur des enquêtes menées auprès du personnel dans le domaine social, montrent clairement que, par peur des conséquences, les personnes migrantes n’osent pas faire valoir leur droit à l’aide sociale, et, qu’en Suisse en général, les incertitudes liées aux conséquences, en termes de droit des étrangers, d’un recours à l’aide sociale sont en hausse (Guggisberg et Gfeller 2022 ; Meier et al. 2021 ; Hümbelin et al. 2023). Les services sociaux, mais aussi des offres de soutien étatiques à très bas seuil telles que les conseils aux parents, rapportent que la population étrangère veillerait de plus en plus à ne pas se démarquer de peur de se retrouver dans la ligne de mire des autorités des migrations.

Ces craintes peuvent paraître excessives. Elles sont pourtant alimentées par la diversité des approches pratiquées par les autorités cantonales des migrations. On ne dispose actuellement d’aucunes données représentatives permettant de déterminer les raisons ayant présidé à la révocation de l’autorisation de séjour ou d’établissement (Meier et al. 2021). Les résultats et observations disponibles indiquent cependant que les durcissements liés à la nouvelle loi sur les étrangers et l’intégration ont sensiblement entamé la confiance de la population migrante vis-à-vis du soutien de l’État.

Une sécurité sociale insuffisante

Le comportement de la population résidante étrangère pendant la pandémie de COVID-19 s’inscrit dans cette tendance : les personnes concernées, y compris celles vivant depuis plusieurs années en Suisse et disposant d’une autorisation d’établissement, ne se sont pas adressées aux services sociaux par peur des conséquences, même en cas de situation de détresse marquée. Entre risque de précarisation financière et précarisation de leur droit de séjour, beaucoup ont choisi de privilégier le droit de rester en Suisse.

Au lieu de s’adresser à un service étatique, les personnes en détresse se sont davantage tournées vers les services de soutien matériel et financier des églises et des ONG (Götzö et al. 2022). Ces acteurs non gouvernementaux n’ont toutefois pas été en mesure de couvrir l’ensemble des besoins et de stabiliser la situation à long terme. Selon les spécialistes, l’endettement ou les problèmes psychiques font partie des possibles conséquences durables d’une sécurité sociale insuffisante.

La pauvreté n’est pas un crime

En juin 2023, le Parlement a adopté l’initiative parlementaire « La pauvreté n’est pas un crime » de la conseillère aux États socialiste Samira Marti. Celle-ci demande qu’il ne soit plus possible de révoquer, en cas de recours à l’aide sociale, le droit de séjour de celles et ceux qui résident légalement en Suisse depuis dix ans et disposent d’une autorisation de séjour ou d’établissement. La commission des institutions politiques du Conseil national travaille actuellement à un projet de loi.

La modification des bases légales faisant suite à la motion est une première étape importante d’une part pour que chacun puisse faire valoir son droit à la sécurité sociale sans en craindre les conséquences en termes de droit des étrangers et d’autre part pour regagner la confiance envers les institutions de l’État. À long terme toutefois, seul un désenchevêtrement complet du recours à l’aide sociale et du droit de séjour permettra de garantir que toutes les personnes touchées par la pauvreté en Suisse aient accès, sans distinction, au soutien auquel elles ont droit dans les situations de détresse, comme le prévoit la Constitution.

Bibliographie

Götzö, Monika ; Herzig, Michael ; Mey, Eva ; Adili, Kushtrim ; Brüesch, Nina ; Hausherr, Mirjam (2021). Datenerhebung pandemiebedingte, kostenlose Mahlzeiten-, Lebensmittel- und Gutscheinabgaben in der Stadt Zürich. ZHAW.

Guggisberg, Jürg ; Gerber, Celine (2022). Non-recours à l’aide sociale des étrangers avec autorisation de séjour ou d’établissement en Suisse. Bureau d’études de politique du travail et de politique sociale BASS. (en allemand avec résumé en français)

Hümbelin, Oliver ; Elsener, Nadine ; Lehmann, Olivier (2023). Nichtbezug von Sozialhilfe in der Stadt Basel, 2016 – 2020. Bericht zuhanden der Sozialhilfe Basel-Stadt. Version du 29 août.

Meier, Gisela ; Mey, Eva ; Strohmeier Navarro Smith, Rahel (2021). Nichtbezug von Sozialhilfe in der Migrationsbevölkerung. 27 août.

Professeure, Responsable de projet de recherche et chargée de cours, ZHAW – département Travail social
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Professeure, HES-SO Valais-Wallis, Haute école et École supérieure de travail social, Sierre
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