Tout ce que les jeunes enfants vivent, expérimentent et apprennent durant leurs cinq premières années, jusqu’à l’entrée à l’école enfantine puis à l’école, marque aussi bien leur cursus scolaire que l’ensemble de leur vie. Ce constat fait désormais l’unanimité, dans les milieux spécialisés comme dans la population.
Selon certaines hypothèses et connaissances fondamentales issues de la psychologie prénatale, de la recherche sur le cerveau et des thérapies psychocorporelles, il existe un vécu corporel et émotionnel dès le moment de la fécondation. La grossesse est le premier temps de l’existence et l’utérus le premier chez-soi. La façon dont un être humain y est accepté – par la mère et le père – et les conditions qu’il y trouve sont déterminantes pour le reste de sa vie. Elles marquent de leur sceau son attitude face au monde et ses attentes envers l’existence. La naissance a elle aussi des conséquences durables sur la suite de son développement, et les circonstances dans lesquelles elle se déroule constituent le scénario de base de son comportement futur face aux crises et aux transitions. Le schéma réactionnel selon lequel les adultes abordent ces moments de la vie, avec les chances qu’ils recèlent, est donc posé dès la naissance.
Les résultats de la recherche sur le cerveau montrent que c’est avant et pendant la naissance, puis les premiers jours suivants, que l’activité cérébrale est la plus intense. Durant cette période, relativement brève et extrêmement vulnérable, il se crée plus de connexions neuronales qu’à tout autre moment de la vie : la structure cérébrale de base se construit. Les nouveau-nés ne sont pas des êtres impuissants, au fonctionnement purement réflexe ; ce sont des personnalités très compétentes, qui d’elles-mêmes entrent en contact avec leur entourage et échangent avec lui. Fruit de l’interaction entre les facteurs héréditaires et les facteurs environnementaux, leur développement physique, psychique et social dépend beaucoup de la conscience avec laquelle la famille et les structures d’éducation et d’accueil organisent leur environnement, c’est-à-dire leur cadre qualitatif d’apprentissage et d’expérience.
Les processus de formation sont des processus d’attachement, dont la qualité est déterminée dans une large mesure par la sensibilité des personnes de référence. Celles-ci doivent être capables de réagir rapidement et de manière adéquate aux manifestations et aux besoins du tout-petit. Ainsi, le futur mode d’attachement de l’enfant reflète moins son tempérament ou son caractère que les interactions avec ses personnes de référence. Cet aspect doit aussi être pris en compte dans les structures d’accueil et d’éducation de la petite enfance.
A l’heure actuelle, en Suisse, la nécessité de ce type de structures n’est guère contestée et la demande est importante ; la difficulté est de savoir jusqu’où doit aller la professionnalisation du personnel. Certains acteurs estiment que la meilleure façon de répondre à la forte demande est de mettre en place une variante peu coûteuse, si possible dans l’ensemble du pays et n’exigeant pas un personnel hautement professionnalisé. Selon eux, l’expérience de la vie de famille suffit comme qualification. Par exemple, feu le conseiller national Otto Ineichen ne voyait pas pourquoi une paysanne ayant élevé sept enfants ne serait pas capable de tenir une crèche sur sa ferme, et estimait qu’il fallait pour cela de la passion et non pas un diplôme universitaire 1 . Face à un tel raisonnement, la question qui se pose est de savoir ce qui est advenu des sept enfants de la paysanne : sont-ils des adultes heureux qui mènent une vie épanouie et réussie ?
Dans le domaine de la petite enfance, l’expérience et la passion ne suffisent pas. Les membres de la famille comme des personnes qui travaillent dans les structures doivent, pour garantir un accueil et une éducation de qualité, disposer non seulement de grandes compétences sociales, mais aussi d’une bonne capacité à faire preuve d’empathie et à remettre en question ses actes et ses pensées. Ce sont en particulier les enfants issus de la migration ou de milieux défavorisés qui tirent bénéfice de la formation, de l’accueil et de l’éducation de la petite enfance. Les étapes du développement ratées par manque d’encouragement précoce global sont difficilement rattrapables par la suite et ont des conséquences majeures en termes de coûts. Ce constat vaut tout autant pour l’apprentissage de la langue que pour l’acquisition de la stabilité affective et des compétences sociales, professionnelles et personnelles. Dans le cadre d’une étude longitudinale relative à l’influence de l’éducation préscolaire sur la réussite scolaire des enfants, James Heckman, prix Nobel d’économie, estime que le coût d’un encouragement précoce de qualité débouche sur des économies à long terme dans un rapport d’au moins un sur trois. Selon Heckman, chaque franc investi dans des prestations destinées à la petite enfance en rapporte, suivant la méthode de calcul, entre trois et sept.
Plusieurs projets de groupes de jeu ayant pour but de favoriser l’apprentissage de la langue accordent une attention particulière à la connaissance du développement intellectuel et affectif des tout-petits : p. ex., Spielgruppe plus, du canton de Zurich, et Spiki, de la ville de Saint-Gall, ont permis aux enfants accueillis d’améliorer leurs compétences linguistiques. Dans le canton de Bâle-Ville, avec le projet Mit ausreichenden Deutschkenntnissen in den Kindergarten, la fréquentation d’un groupe de jeu avant l’école enfantine constitue même un critère de sélection pour les enfants de 3 ans.
Formation, accueil et éducation de la petite enfance dans les groupes de jeu Les groupes de jeu sont des prestations proposées dans le domaine de la formation, de l’accueil et de l’éducation de la petite enfance. Si, comme les crèches et les familles de jour, ils font partie du domaine formel de l’accueil extrafamilial pour enfants d’âge préscolaire, ils ne doivent pas être considérés comme une formule d’accueil destinée aux parents exerçant une activité lucrative. Ils ne comptent donc pas parmi les structures d’accueil, mais parmi les établissements de formation.
Association suisse des responsables de groupe de jeu : www.sslv.ch
L’association Schweizerischer Spielgruppen-LeiterInnen-Verband, avec ses 2300 membres, joue depuis quinze ans un rôle majeur dans le domaine de la petite enfance, et les professionnels, les autorités et les responsables politiques à tous les niveaux institutionnels font souvent appel à ses compétences. L’association défend l’assurance qualité dans les groupes de jeu, s’engage dans les cursus de formation et réalise des projets dans le domaine préscolaire. Elle propose principalement des consultations gratuites sur des thèmes pédagogiques, organisationnels et administratifs touchant le quotidien des groupes de jeu, et diffuse des publications sur le sujet. Elle organise régulièrement des congrès sur des thèmes en lien avec son domaine de compétence. Aux niveaux cantonal et régional, elle est représentée par des antennes et des interlocuteurs qui lui permettent de former ses membres sur place. Huit établissements de formation reconnus par elle (membres collectifs B) ont constitué une commission qui se charge de préparer des contenus didactiques, de partager les ressources et de promouvoir la qualité des formations. Les membres de l’association ont la possibilité d’obtenir un label de qualité SSLV qui leur vaut davantage de reconnaissance pour leur groupe de jeu.
La formation, l’accueil et l’éducation de la petite enfance sont synonymes d’encouragement des enfants d’âge préscolaire dans toutes les facettes de leur développement : langagier, moteur, cognitif, affectif et social. Cet encouragement commence à la maison, dans la famille, mais il peut être renforcé par une offre adaptée aux tout-petits, groupes de jeu p. ex. Les enfants qui les fréquentent apprennent, en jouant et en bricolant ensemble, à s’intégrer à un groupe et à exprimer oralement leurs besoins. Ces capacités facilitent le passage à l’école enfantine, puis à l’école.
Dès l’âge de 2½ ans et jusqu’à leur entrée en école enfantine, les enfants peuvent fréquenter un groupe de jeu, à raison d’une à trois fois par semaine pour une période de deux à trois heures. Les groupes comprennent généralement entre six et dix enfants ; en principe, leur composition ne varie pas en cours d’année. Le premier objectif est d’élargir l’univers de rencontres et d’expériences des enfants. Ceux-ci sont accompagnés, soutenus et encouragés individuellement, dans tout leur développement, selon les principes de la pédagogie de ces groupes : au centre se trouve le jeu libre – l’enfant apprend en jouant et joue en apprenant –, qui fait appel à l’expérimentation avec divers matériaux, aux interactions sociales fondées sur le langage et le mouvement, ainsi qu’au chant et à la musique. L’enfant choisit lui-même ses activités. Personne de référence empathique, fiable et constante, la responsable de groupe de jeu diplômée propose des activités stimulantes et adaptées à l’âge, respecte le choix de l’enfant, et accompagne et soutient la construction de son identité. Elle travaille suivant l’approche pédagogique de la co-construction ; autrement dit, elle partage avec l’enfant son processus d’apprentissage. Contrairement à l’école enfantine et à l’école, le groupe de jeu n’a pas de plan d’études ; il se fonde sur le Cadre d’orientation pour la formation, l’accueil et l’éducation de la petite enfance.
L’exemple ci-dessous, tiré du quotidien du groupe de jeu de l’auteure, illustre de façon saisissante le lien entre, d’une part, réussite de la formation, de l’accueil et de l’éducation de la petite enfance et, d’autre part, l’acquisition de compétences sociales, d’autonomie et de capacités de résilience.
Dans le groupe Gumpiegge, trois fillettes entre 3 et 4 ans viennent d’aménager un petit coin pour leurs poupées. Un garçon de 4½ ans se joint activement à elles afin, comme il l’annonce, de construire les murs de leur maison (avec des cubes de mousse). Pendant ce temps-là, les filles s’occupent attentivement de leurs enfants (les poupées) et de leur bien-être. L’auteure et responsable du groupe observe à distance ce qui se passe de façon à garder tout le groupe dans son champ de vision. Un garçonnet plus petit, d’à peine 3 ans, va vers les filles pour leur demander s’il peut jouer avec elles. Elles le renvoient, en alléguant qu’il est un garçon ; si elles autorisent l’autre garçon à être avec elles, c’est parce qu’il construit leur maison. Le garçonnet rejeté accepte le refus et se dirige vers le toboggan. A ce moment-là, un autre garçon, de 3½ ans, s’approche de la responsable et lui demander de lui faire une queue de cheval. Après un instant d’étonnement, elle accède à sa demande et cherche un élastique à cheveux. Elle fait de son mieux pour faire une petite queue de cheval malgré les cheveux courts de garçon, puis lui demande s’il veut un miroir pour voir sa nouvelle coiffure. Il se met devant le miroir, se regarde, sourit et se dirige droit vers les fillettes. Debout devant elles, il leur dit : « Je suis une fille, je peux jouer avec vous ? » Elles refusent à nouveau, et le garçon accepte lui aussi leur réponse. Retournant voir la responsable, il lui demande d’enlever l’élastique, parce que maintenant il est une fée. Ensuite, il va à la corbeille de déguisements, sort des ailes de papillon, les met et vole comme une fée à travers la salle.
Cet épisode illustre plusieurs exemples de ressources importantes. La solution que le garçonnet de 3½ ans trouve quand il voit pourquoi l’autre garçon est rejeté est très intéressante : les garçons n’ont pas le droit de jouer avec elles, ont dit les filles. Il tente donc de s’adapter aux exigences en se faisant mettre un élastique dans les cheveux. Il s’efforce, pour ainsi dire, de répondre aux attentes sociales qui lui sont amenées de l’extérieur (les filles) et demande pour cela l’aide de la responsable. Un autre point tout à fait surprenant est la tolérance à la frustration dont font preuve les garçons, qui acceptent tous deux leur « échec ». Ils encaissent la fin de non-recevoir et se tournent ensuite vers une autre activité : le plus petit opte pour le toboggan et le plus grand se transforme en fée, après avoir abandonné la stratégie de l’élastique à cheveux, qui a échoué. Ces expériences les aident à inventer des stratégies et des solutions créatives pour relever des défis de toutes sortes auxquels ils sont quotidiennement confrontés.
La possibilité de fréquenter un groupe de jeu et de faire de nombreuses expériences génératrices de ressources devrait être offerte à tous les enfants. Il faudrait pour cela que les pouvoirs publics et l’économie participent davantage aux frais d’accueil. Comme l’expose le manifeste, récemment paru, du Réseau d’accueil extrafamilial 2 , près de 40 % des enfants en Suisse bénéficient d’une place d’accueil extrafamilial, mais la plus grande partie des frais est à la charge des parents. Dans les pays voisins, les pouvoirs publics participent aux coûts de l’accueil extrafamilial à hauteur de 75 % en moyenne, soit bien davantage qu’en Suisse, où cet apport oscille entre 33 et 62 %. Pourtant, le retour sur investissement est bon, parce que des tout-petits qui ont bénéficié d’un accueil et d’une éducation de bonne qualité deviennent ensuite des jeunes puis des adultes en bonne santé, heureux et épanouis professionnellement. Chaque enfant a droit à un bon début dans la vie. Dans ce sens, l’association Spielgruppen-LeiterInnen-Verband soutient le manifeste commun de la Commission suisse pour l’UNESCO et le réseau d’accueil extrafamilial pour une politique de la petite enfance.
Manifeste pour une politique de la petite enfance
Reconnaître la valeur et le potentiel à tirer de prestations de haute qualité destinées aux tout-petits. Il ne sera possible d’assurer un large soutien aux prestations pour l’accueil et l’éducation, et leur utilisation par un plus grand nombre de familles, que lorsque l’on reconnaîtra clairement l’importance des premières années de vie pour le développement de l’enfant.
Offrir aux professionnels de la petite enfance la reconnaissance qu’ils méritent et des conditions de travail adéquates. Il ne sera possible de recruter et de conserver des éducateurs suffisamment bien formés que lorsque leur profession bénéficiera d’une véritable reconnaissance sociale.
Réduire la charge assumée par les parents grâce à un engagement financier plus important et garanti de la part de l’État et de l’économie. Il ne sera possible de garantir l’égalité des chances dès la naissance que lorsque toutes les prestations socioéducatives de soutien à la parentalité seront accessibles à tous les enfants, indépendamment du revenu de leur famille.
Répartir clairement les compétences entre communes, cantons et Confédération pour une politique de la petite enfance efficace. Il ne sera possible d’investir efficacement les ressources disponibles dans des services destinés à la petite enfance que lorsque tous les niveaux politiques collaboreront de manière coordonnée et ciblée.
- 1. Cité dans 20 Minuten, 19 octobre 2011.
- 2. www.reseau-accueil-extrafamilial.ch > Innovation > Manifeste pour l’éducation de la petite enfance.