Obligation de réduire le dommage : la pratique des offices AI

Il est plutôt rare que l’assurance-invalidité assortisse ses prestations de conditions visant à réduire le dommage. Une comparaison entre le domaine de la réadaptation et celui des rentes montre que les objectifs poursuivis, les effets et l’application de ces conditions varient beaucoup d’un office AI à l’autre.
Christian Bolliger, Cyrielle Champion, Tobias Fritschi,
  |  05 juin 2020
    Recherche et statistique
  • Assurance-invalidité
  • Réadaptation

Le droit suisse des assurances sociales enjoint à l’assuré d’entreprendre tout ce qui peut être raisonnablement exigé de lui pour réduire la durée et l’étendue de l’incapacité de travail et, donc, pour empêcher la survenance d’une invalidité (art. 21, al. 4, LPGA ; art. 7, al. 1er, LAI). Dans l’assurance-invalidité (AI), cette obligation de réduire le dommage se concrétise notamment par la possibilité, pour les offices AI, d’assortir une prestation de conditions particulières.

Cette possibilité existe tant dans le domaine des rentes que dans celui de la réadaptation. Si, par exemple, un office AI estime qu’un certain traitement médical est susceptible d’augmenter la capacité de gain d’une bénéficiaire d’une rente AI, il peut en faire une condition supplémentaire au versement de la rente. Si, après un temps de réflexion raisonnable et un avertissement, l’assurée n’obtempère pas, il peut réduire sa rente comme il l’aurait fait si la mesure avait produit l’effet attendu. De même, lorsque des indices laissent penser qu’un bénéficiaire ne suit pas avec suffisamment de sérieux une mesure de réadaptation professionnelle et qu’il manque par exemple souvent à l’appel sans raison valable, l’office AI peut exiger expressément qu’il change d’attitude, en formulant une condition, puis interrompre la mesure si l’assuré ne s’exécute pas. Signalons par ailleurs que les conditions d’ordre médical ne sont pas réservées au seul domaine des rentes ; elles peuvent être ordonnées dans celui de la réadaptation également.

Projet de recherche sur le recours Aux 
conditions et leurs effets Afin de mieux cerner la pratique des offices AI, l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS) a mandaté une étude pour savoir à quelle fréquence, dans quels cas de figure et de quelle manière les offices AI assortissent leurs prestations de conditions supplémentaires, et avec quels effets.

Pour dresser un tableau de la situation à l’échelle nationale, une enquête en ligne a été menée auprès des offices AI cantonaux, ainsi qu’une analyse statistique de la fréquence de ces conditions ainsi que des caractéristiques des groupes de bénéficiaires concernés. Nous nous sommes fondés pour ce faire sur le registre de l’AI et – lorsqu’elles existent – sur les données individuelles des offices AI. Après avoir exploité ces deux sources de données, nous avons retenu quatre offices AI afin d’approfondir notre recherche. Nous avons procédé à une analyse quantitative du parcours de 206 assurés qui se sont vu imposer au moins une condition à l’octroi d’une prestation. Pour compléter les informations obtenues, nous avons ensuite mené une enquête écrite auprès d’une partie de ces assurés. Enfin, en analysant les documents des quatre offices AI retenus ainsi qu’en réalisant des entretiens individuels et un entretien collectif par office, nous avons étudié plus exactement comment ces conditions ont été formulées, comment elles ont été appliquées et quelles manières de procéder se sont révélées efficaces.

Fréquence et teneur des conditions Dans l’ensemble, on observe que la plupart des offices AI font preuve d’une grande retenue dans le recours à cet instrument, puisque seul 1,9 % par an environ des prestations en cours sont assorties de conditions, et que 1,7 % environ des bénéficiaires de prestations sont concernés (certains se voyant assigner plusieurs conditions). Les données des offices AI montrent en outre que jusqu’à un tiers de ces conditions sont décidées avant l’octroi de la prestation. Dans ces cas, l’information ne ressort généralement pas des bases de données examinées. On estime donc que le pourcentage d’assurés effectivement concernés doit s’élever à près de 2,5 %.

La fréquence avec laquelle sont formulées ces conditions varie beaucoup d’un canton à l’autre. Dans les 18 cantons pour lesquels une estimation a été possible, entre 0,1 et 3,5 % des rentes ou des prestations de réadaptation étaient assorties d’une condition. La part de conditions qui concernent une rente varie beaucoup entre ces cantons, puisque cette fourchette va d’un petit quart à presque 90 %.

Dans le domaine de la réadaptation, plus de deux tiers des conditions reviennent à exiger une participation active aux mesures de réadaptation ; viennent ensuite les traitements psychiatriques ou psychologiques. Ces derniers constituent trois quarts des conditions émises dans le domaine des rentes. Il est en revanche très rare qu’un office AI impose une intervention chirurgicale ou un traitement médicamenteux indépendamment d’un traitement psychiatrique ou psychologique, chacun de ces deux types de conditions ne dépassant pas le pour-cent.

Les personnes atteintes de troubles psychiques sont celles qui voient le plus fréquemment leurs prestations assorties de conditions : elles forment 77 % des assurés qui se sont vu imposer des conditions dans le domaine des rentes et 54 % de ceux devant remplir une condition dans le domaine de la réadaptation, alors qu’elles ne représentent que la moitié à peine des bénéficiaires de chacune de ces prestations. Pour ce qui est de l’âge, ce sont surtout les assurés de 25 à 44 ans qui doivent remplir des conditions supplémentaires, puisqu’ils constituent respectivement 47 % et 39 % des personnes devant le faire dans le domaine des rentes et dans celui de la réadaptation.

Application de l’obligation de réduire le dommage Pour les offices AI, la mise en œuvre de l’obligation de réduire le dommage est une tâche délicate, et le personnel trouve notamment difficile de juger à l’avance de l’efficacité d’une condition. Il n’est par exemple pas aisé d’évaluer la mesure dans laquelle un traitement psychiatrique ou psychologique serait susceptible d’améliorer suffisamment la capacité de travail pour réduire le niveau de la rente AI ; ou de décider du degré de détail avec lequel il faut décrire la condition dont est assortie la prestation.

La manière dont l’obligation de réduire le dommage est appliquée varie nettement d’un office AI à l’autre ainsi que, selon que la condition concerne une prestation relevant de la réadaptation ou de la rente, au sein d’un même office. C’est notamment le cas de la fréquence à laquelle l’office envisageant une condition associe à l’instruction du dossier l’assuré (voir graphique G1), le médecin traitant ou le partenaire à qui est confiée l’exécution de la mesure de réadaptation.

Dans le domaine de la réadaptation, les offices AI travaillent davantage de manière participative avec les assurés à l’instruction du dossier que dans celui des rentes. Ils recourent souvent au dialogue ou à des conventions pour inciter les bénéficiaires à participer de manière active à une mesure visant à réduire le dommage. En cas d’absences ou de retards fréquents, ils commencent par exemple par faire le point de la situation avec l’assuré et l’institution chargée de la mesure, avant de fixer des règles de présence dans la convention d’objectifs relative à la mesure. La plupart du temps, les avertissements ou temps de réflexion n’interviennent que lorsque le dialogue et la persuasion n’ont pas porté leurs fruits.

Associer le médecin traitant à la démarche peut aussi se révéler efficace : pour l’un des quatre offices AI interrogés, cela a amené les bénéficiaires à mieux respecter les conditions mises à l’octroi d’une rente. Les pratiques varient toutefois beaucoup d’un office à l’autre.

Effets L’enquête écrite menée auprès des assurés montre que si la grande majorité d’entre eux comprennent les raisons pour lesquelles une condition a été formulée, plus de la moitié se sont néanmoins sentis mis sous pression et un quart a été étonné de l’ajout d’une condition.

Il ressort de l’analyse des dossiers que les conditions visant à réduire le dommage sont entièrement respectées dans près de la moitié des cas examinés. On observe toutefois d’importantes différences à ce sujet entre le domaine de la réadaptation et celui des rentes (voir graphique G2) : tandis qu’un tiers des conditions ont été totalement remplies dans le domaine de la réadaptation, cette proportion est de deux tiers dans celui des rentes.

Les assurés sanctionnés par l’office AI pour ne pas avoir rempli une condition peuvent recourir contre cette décision, mais l’examen des dossiers montre qu’ils font rarement usage de cette possibilité : sur 70 sanctions, seules 6 ont fait l’objet d’un recours, pour un seul gain de cause.

C’est surtout dans le domaine de la réadaptation que les conditions imposées portent leurs fruits, puisque 57 % des personnes en ayant respecté une (entièrement ou partiellement) ont par la suite suivi ou terminé une mesure de formation, un entraînement au travail ou un stage. Dans le domaine des rentes en revanche, le fait d’assortir une prestation d’une condition se révèle plus rarement efficace : 85 % des personnes ayant rempli en partie au moins une condition n’ont pas vu leur taux d’invalidité changer.

Les assurés interrogés estiment quant à eux que les conditions supplémentaires n’ont pas grand effet : plus de deux cinquièmes d’entre eux sont d’avis que celle qui leur a été imposée ne leur a rien apporté. En outre, plus d’un quart déclarent qu’elle a été psychiquement difficile à gérer. Enfin, les assurés interrogés (dans l’enquête en ligne) ont indiqué bien plus fréquemment que les offices AI que les conditions imposées avaient mené à une dégradation de leur santé et avaient donc produit exactement l’effet inverse de celui recherché.

Conclusion Les offices AI assortissent leurs prestations d’une condition dans près de 2 % des cas. Cet instrument visant à réduire le dommage, s’il n’est pas d’usage aisé, peut tout à fait être utilisé de manière efficace. Les pratiques en la matière varient beaucoup non seulement d’un office AI à l’autre, mais aussi entre le domaine des rentes et celui de la réadaptation, et ce constat concerne tant le recours à ces conditions que les effets de ces dernières sur le dommage :

  • Dans le domaine de la réadaptation, la réduction du dommage vise une participation active de l’assuré à la mesure octroyée. La plupart des offices AI ne recourent à des avertissements ou à des temps de réflexion que lorsque les stratégies participatives n’ont pas eu les effets escomptés. Si, dans ce domaine, les assurés respectent plus rarement les conditions imposées, quand ils le font, il est plutôt probable qu’ils puissent poursuivre ou même terminer la mesure de réadaptation.
  • Dans le domaine des rentes, les conditions supplémentaires ont comme objectif d’améliorer l’état de santé et donc d’abaisser le taux d’invalidité de l’assuré, par un traitement psychiatrique ou psychologique par exemple. Les offices AI tentent rarement de convaincre en amont les bénéficiaires de rentes et ne suivent pas de près le respect de conditions émises ; il arrive toutefois que le service médical régional (SMR) ou l’office AI associe le médecin traitant à la démarche. Les assurés respectent relativement bien les conditions émises dans ce domaine, mais l’effet recherché par l’office AI se produit bien plus rarement que dans celui de la réadaptation.
  • Bibliographie
  • Bolliger, Christian ; Champion, Cyrielle ; Gerber, Michèle ; Fritschi, Tobias ; Neuenschwander, Peter ; Kraus, Simonina ; Luchsinger, Larissa ; Steiner, Carmen (2020) : Auflagen zur Schadenminderungspflicht in der Invalidenversicherung (en allemand avec résumé en français); [Berne : OFAS]. Aspects de la sécurité sociale ; rapport de recherche n° 1/20 : www.ofas.admin.ch > Publications et services > Rapports de recherche.
Politologue, chef de projet auprès du bureau de recherches et de conseil politiques Vatter
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Docteur en administration publique, chef de projet, Socialdesign.
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Enseignant et chef de projet, Haute école spécialisée bernoise – Travail social
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Docteur ès lettres, chargé de cours et chef de projet, Département de travail social, Haute école spécialisée bernoise.
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