Formation professionnelle : la numérisation, opportunité pour les personnes en situation de handicap ?

Pour les apprentis en situation de handicap, la formation professionnelle initiale et la formation continue impliquent des efforts supplémentaires considérables. La numérisation leur ouvre de nouvelles possibilités, mais nécessite des changements structurels ainsi qu’une meilleure sensibilisation des organisations de formation. C’est ce que montre une étude récente.
Anne Parpan-Blaser
  |  13 février 2025
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Le projet de recherche E-Inclusion a examiné les moyens d'améliorer la participation numérique des apprentis et étudiants en situation de handicap. (Getty Images)

En un coup d’œil

  • En Suisse, il existe souvent des inégalités en matière d’accessibilité à la formation professionnelle initiale et à la formation continue.
  • Les apprentis en situation de handicap ont besoin dans la plupart des cas d’un soutien individuel, faute de structures inclusives.
  • Les organisations de formation devraient ancrer l’accessibilité en tant que norme et mieux soutenir le corps enseignant.

La politique suisse de la formation vise à ce que 95 % des jeunes de 25 ans aient obtenu un diplôme du degré secondaire II. Cela concerne aussi les personnes en situation de handicap, pour lesquelles l’obtention d’un diplôme s’accompagne souvent de difficultés particulières.

La Suisse est tenue, en vertu de la Constitution et de la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées, d’éliminer les inégalités qui frappent les personnes en situation de handicap et de promouvoir leur pleine participation. Les organisations de formation doivent donc proposer une formation accessible à tous et recourir à des moyens techniques pour compenser les désavantages (Kempf 2013 : 17-19).

La numérisation offre des opportunités aux apprentis et étudiants en situation de handicap : les technologies numériques leur ouvrent de nouvelles possibilités (grâce notamment aux ouvrages spécialisés sous forme numérique, à la présence d’exercices sur des plateformes d’apprentissage, à l’enseignement en ligne, à la synthèse vocale ou aux commandes par combinaison de touches) et permettent une plus grande souplesse dans l’organisation quotidienne de leur formation (Bühler 2012 : 27-57), à condition que les moyens didactiques numériques soient conçus pour être accessibles à tous.

Le projet de recherche E-Inclusion  a examiné ce qui favorise ou au contraire entrave la participation numérique des personnes en situation de handicap à la formation professionnelle initiale et à la formation continue. Il fait partie du programme national de recherche PNR 77 « Transformation numérique ». Le présent article s’attache particulièrement aux facteurs d’influence internes ou extérieurs à l’organisation ainsi qu’au rôle joué par les ressources individuelles.

Entretiens et enquête nationale en ligne

Nous comprenons le handicap comme le résultat de l’interaction entre une personne en situation de handicap et son environnement (OMS 2002), et la participation comme le fait d’être intégré dans une situation de vie où tous les aspects du rôle social sont pris en compte (Piškur et al. 2014) : par exemple, dans le domaine de la formation, en tant que participant, membre d’un groupe d’apprentissage ou candidat à un examen.

Les données collectées proviennent des trois principales régions linguistiques de Suisse et se rapportent à des formations initiales et continues qualifiantes du degré secondaire II, du degré tertiaire et de la formation pratique. Cette collecte combine des méthodes qualitatives et quantitatives, comprend 43 entretiens avec des apprentis et des étudiants en situation de handicap, dont des personnes souffrant de déficiences auditives ou visuelles, de mobilité réduite, de handicaps moteurs, psychiques ou cognitifs, ainsi que des personnes atteintes de cécité, de surdité ou de maladies chroniques. En outre, 10 entretiens ont été menés avec des professionnels de terrain, 11 entretiens avec des responsables de la mise en œuvre de la participation numérique au sein d’organisations de formation, ainsi qu’une enquête nationale en ligne auprès des organisations de formation (431 participants de 289 organisations). À cela viennent s’ajouter des tests d’e-accessibilité portant sur l’environnement d’apprentissage dans ces organisations ainsi que sur les applications et autres plateformes d’apprentissage.

L’analyse des facteurs d’influence internes se fonde sur l’indice d’inclusion de Booth et Ainscow (2010), qui distingue trois niveaux : culture, structures et pratiques. Celui-ci a été complété par la prise en compte de la participation numérique (cf. Steiner et Kaiser 2023).

L’importance de la sensibilisation

Au niveau de la culture organisationnelle – c’est-à-dire en termes d’attitudes, de conceptions et de valeurs –, la sensibilisation du personnel enseignant, et en particulier du personnel de direction, est essentielle pour qu’une organisation de formation se consacre à la participation numérique. Celle-ci part toutefois généralement, selon les résultats de notre étude, d’un rapport personnel à la question, par exemple la présence d’une personne en situation de handicap dans le contexte privé, plutôt que d’une réflexion professionnelle sur la formation inclusive.

Bien que trois quarts des personnes interrogées soulignent l’importance du thème « apprendre en situation de handicap », cela ne se manifeste guère au niveau des structures. Ainsi, les offres de soutien pour le corps enseignant et les personnes apprenantes en situation de handicap, les stratégies d’inclusion et les mesures favorisant l’accessibilité font souvent défaut. S’il est vrai que 70 % des organisations de formation disposent d’une stratégie de numérisation, seul un tiers d’entre elles traitent de thèmes visant spécifiquement le handicap. Les lacunes apparaissent particulièrement s’agissant des processus standardisés tels que l’octroi de mesures de compensation des désavantages et l’acquisition d’une infrastructure numérique, ainsi que des échanges et de la formation continue interne. Les raisons ne tiennent pas seulement aux organisations elles-mêmes, mais également aux organismes responsables, aux organes de surveillance et aux mécanismes de financement gérés par les instances politiques, qui ne vérifient pas l’accessibilité en tant que norme et ne l’imposent pas de manière systématique.

« Nous n’avons jamais eu de plan stratégique, interne ou cantonal, qui nous dise clairement : veillez à cet aspect dans le choix des instruments numériques. »

Il apparaît, dans l’enseignement comme dans le soutien apporté aux personnes apprenantes en situation de handicap – donc au niveau des pratiques organisationnelles –, que la présence de contenus didactiques numériques améliore l’accessibilité ; c’est ce que soulignent nombre de personnes concernées. La formation professionnelle manque toutefois de structures inclusives, de sorte qu’un soutien individuel est nécessaire, tâche assumée avant tout par le corps enseignant. Celui-ci ne reçoit toutefois une aide ou des prescriptions claires concernant le recours aux outils numériques que dans une petite moitié des organisations interrogées. Presque tous les enseignants interrogés (97 %) perçoivent la préparation de contenus accessibles à tous comme une charge de travail supplémentaire, qui n’est toutefois pas compensée par des ressources correspondantes, ce qui a un impact négatif sur leur motivation. Une responsable de domaine dans une haute école spécialisée de Suisse alémanique déclarait par exemple : « Et tout ce qui d’une manière ou d’une autre dépasse la normale n’est tout simplement pas payé. Ça ne va pas. En tout cas, c’est quelque chose qui provoque des résistances. »

Les tests effectués mettent au jour des déficits considérables dans l’accessibilité des systèmes, des contenus et des applications numériques. Des personnes apprenantes en situation de handicap font elles aussi état d’obstacles numériques.

« Mais comment au juste je devrais me connecter et trouver le chemin pour y arriver, si je dois maintenant m’inscrire pour des cours ? Pas la moindre idée. »

L’utilisation croissante des médias numériques, des stratégies telles que « Bring Your Own Device » et le manque fréquent d’assistance institutionnelle pour les appareils privés font que toutes les personnes apprenantes ont besoin de soutien. Il en résulte une charge supplémentaire pour le corps enseignant, ce qui réduit leur capacité à encourager la participation numérique des personnes en situation de handicap.

Dans l’ensemble, les organisations de formation recourent souvent à des solutions individuelles ad hoc plutôt qu’à des approches théoriques et structurelles. Cependant, moins il y a d’obstacles dans les processus standards comme l’information, l’apprentissage et les tests, moins le besoin de mesures individuelles en aval est grand. La Commission des Nations unies relative aux personnes handicapées recommande en conséquence de combiner les deux approches afin d’améliorer la participation numérique.

La responsabilité des acteurs extérieurs

Les acteurs extérieurs peuvent eux aussi contribuer considérablement à la participation numérique des personnes apprenantes en situation de handicap. Les organes responsables de la politique de formation peuvent par exemple favoriser l’efficacité de la mise en œuvre par des stratégies et des ressources ciblées. À cet égard, il est essentiel de faire de la participation numérique une valeur fondamentale, plutôt que de la considérer comme une simple réponse aux besoins individuels.

Un autre levier réside dans les plateformes d’apprentissage, ainsi que dans les applications et les contenus didactiques des fournisseurs de logiciels, des éditeurs et des associations professionnelles. À l’heure actuelle, ces logiciels sont rarement accessibles à tous, ce qui entrave la participation numérique des apprentis et des étudiants en situation de handicap et entraîne des investissements supplémentaires. Les associations professionnelles organisent en outre des examens professionnels (supérieurs) pour lesquels la compensation des désavantages doit à chaque fois être redemandée, ce qui implique des efforts importants de la part des organisations de formation et des personnes concernées. La rigidité des règlements accroît encore ces difficultés.

Enfin, les personnes interrogées relèvent que les services spécialisés externes et les organisations d’aide aux personnes en situation de handicap apportent allègement et soutien grâce à leur savoir-faire et à leurs prestations en faveur des personnes apprenantes atteintes de handicap.

Le rôle clé des ressources individuelles

Les personnes dans cette situation doivent souvent s’adresser aux responsables pour obtenir une amélioration des possibilités de participation et des solutions. Les entretiens ont mis en évidence la quantité de temps et d’énergie qu’elles investissent pour surmonter des obstacles tels que l’absence de lecture automatisée ou de sous-titrage des vidéos. Elles peuvent en conséquence consacrer moins de temps aux activités d’apprentissage. Beaucoup de ces personnes s’en accommodent néanmoins, car elles se sentent responsables de la compensation de leurs désavantages, ne veulent pas attirer l’attention et craignent d’être stigmatisées.

Les personnes apprenantes en situation de handicap voient leurs possibilités de participation particulièrement restreintes lorsqu’elles manquent à la fois de compétences numériques et de soutien dans l’environnement scolaire ou privé.

« Mais ma [mère] pouvait pas non plus faire grand-chose et mon père pas non plus et la grand-mère ne sait de toute façon pas se servir du PC et à l’école, ils pouvaient pas faire grand-chose non plus. »

Élever l’accessibilité au rang de principe

Certaines des recommandations qui suivent ont été formulées sur la base des résultats de l’enquête (un « cadre d’orientation pour la participation numérique » plus détaillé sera publié cette année sur le site Internet du projet).

Dans un premier temps, il faut que l’accessibilité des offres de formation devienne une évidence : les organisations de formation devraient l’intégrer dans leurs stratégies de numérisation et mettre en place des structures internes (centre de compétences d’accessibilité numérique, service central de contrôle de l’accessibilité). Il convient de définir les responsabilités, d’institutionnaliser les solutions et de faire de l’accessibilité un critère obligatoire pour les acquisitions. Associer les apprentis en situation de handicap et le personnel dans la conception de cadres d’apprentissage inclusifs favorise l’amélioration continue.

Ensuite, il faut diminuer la charge imposée aux apprentis et étudiants en situation de handicap : il convient d’agencer les informations et les processus des organisations de formation de sorte que ces personnes puissent apprendre sans devoir y consacrer plus de temps et de travail que les autres, ou qu’elles obtiennent un soutien. L’acquisition et le développement des compétences numériques de base devraient faire partie intégrante des formations professionnelles initiales et continues, afin de ne pas augmenter davantage les inégalités (socio-économiques en particulier).

Enfin, il faut mieux intégrer le thème de la participation numérique dans la formation initiale et la formation continue des membres du corps enseignant et de la direction. Cette mesure améliorera l’accessibilité des offres de formation, renforcera l’acceptation des aides et médias numériques, et sensibilisera aux besoins numériques de l’ensemble des personnes en formation.

L’inscription systématique de l’accessibilité et de la participation numérique dans la formation professionnelle est une obligation légale et éthique, mais elle contribuera aussi à ce que le système éducatif offre à tous les apprentis et étudiants les mêmes chances d’obtenir un diplôme et utilise de façon optimale le potentiel de main-d’œuvre qualifiée. L’Alliance inclusion numérique suisse (ADIS) lancée en 2024, qui s’engage pour une Suisse numérique inclusive et sans obstacles, suscite quelque espoir. Reste à voir l’influence qu’elle pourra exercer dans le domaine de la formation.

L’équipe de projet d’E-Inclusion au sein de la Haute école de travail social de la FHNW comprenait, outre l’autrice du présent article, Silvano Ackermann, Gabriela Antener, Anton Bolfing, Julia Garibovic Bannwart, Fabienne Kaiser et Olivier Steiner

Bibliographie

Booth, Tony; Ainscow, Mel (2017). Index für Inklusion. Ein Leitfaden für Schulentwicklung. Édition et adaptation en allemand : Achermann, Bruno ; Amirpur, Donja ; Braunsteiner, Maria-Luise ; Demo, Heidrun ; Plate, Elisabeth ; Platte, Andrea.

Bühler, Christian (2012). Sieben Fragen zur inklusiven Medienbildung. In: Bosse, Ingo (éd.) Medienbildung im Zeitalter der Inklusion. LfM-Dokumentation, vol. 45, 27-57.

Kempf, Matthias (2013). Digitale Teilhabe und UN-Behindertenrechtskonvention. In: SIEGEN: SOZIAL. Analysen, Berichte, Kontroversen. 18 (1), 16-23.

OMS 2002 : Towards a Common Language for Functioning, Disability and Health: ICF – The International Classification of Functioning, Disability and Health.

Piškur, Barbara ; Daniëls, Ramon ; Jongmans, Marian ; Ketelaar, Marjolijn ; Smeets, Rob J. ; Norton, Meghan ; Beurskens, Anna J. (2014).Participation and social participation: are they distinct concepts? In : Clinical Rehabilitation, 28(3), 211-220.

Steiner, Olivier; Kaiser, Fabienne (2023). E-Inclusion of People with Disabilities in Vocational and Professional Education and Further Training Organisations in Switzerland: First Results of a Quantitative Survey. In : Antona, Margeritha ; Stephanidis, Constantine (éds). Universal Access in Human-Computer Interaction. Proceedings Part II HCI 2023, 417-433.

Prof. Dr, Institut intégration et participation, Haute école de travail social (FHNW)
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