Numérisation et vulnérabilité

Les personnes touchées par la pauvreté ou souffrant d’une maladie psychique grave se trouvent souvent démunies face au processus de numérisation de la vie quotidienne. Une étude a examiné dans quelle mesure l’accès aux médias numériques reste garanti et quelles sont les opportunités qui en résultent.
Emanuela Chiapparini, Daniela Willener, Kristina Domonell, Anna Hegedüs
  |  08 mars 2023
    Recherche et statistique
  • Pauvreté
Beaucoup de personnes vulnérables préfèrent le contact direct, par exemple au guichet. (Keystone)

En un coup d’œil

  • Une étude réalisée par la Haute école spécialisée bernoise a analysé les difficultés et les opportunités liées à la transformation numérique pour les personnes touchées par la pauvreté ou souffrant d’une maladie psychique grave.
  • L’étude recommande aux acteurs étatiques de veiller à ce que ces personnes aient accès à un appareil adéquat et d’offrir des cours gratuits et faciles d’accès.
  • Outre l’assistance par des professionnels formés en matière numérique, le travail entre pairs fondé sur le quotidien, l’acceptance, la motivation et l’accès à l’offre de soutien disponible est très utile.

La transformation numérique de notre société a simplifié le quotidien de la plupart d’entre nous. Toutefois, quiconque ne dispose pas d’un accès adéquat aux canaux numériques court le risque de marginalisation. Pour ces personnes, le seul fait d’acheter un billet de bus sur son téléphone portable ou d’effectuer des transactions bancaires en ligne constitue un véritable défi voire s’avère tout simplement impossible. En outre, certaines informations – par exemple sur l’offre de soutien et les prestations publiques d’aide sociale ou de santé – ne parviennent plus à tout le monde.

Le phénomène pose des difficultés particulières notamment aux personnes touchées par la pauvreté ou souffrant d’une maladie psychique grave. Déjà liée souvent à l’absence de prestations d’aide sociale ou de santé, la précarité en Suisse comporte ainsi un danger d’exclusion sociale supplémentaire (Lucas et al. 2021).

C’est dans ce contexte que s’inscrit l’étude interdisciplinaire « ProDigitAll » réalisée par l’équipe de recherche des départements Travail social et Santé de la Haute école spécialisée bernoise (HESB) dans le cadre du champ thématique stratégique La transformation numérique centrée sur l’humain (Hegedüs et al. 2023).

L’objectif est de dégager et d’expliquer les opportunités et les obstacles que représente la transformation numérique pour les personnes touchées par la pauvreté ou atteintes d’une maladie mentale grave (p. ex. schizophrénie, dépression grave, trouble bipolaire). En quoi cette évolution a-t-elle facilité leur quotidien et que perçoivent-elles comme une entrave ? La vulnérabilité de ces deux groupes tient en particulier à leur situation déjà compliquée au quotidien, du fait de moyens financiers modestes ou de repli social.

Les travaux de l’étude ont débuté par une recherche bibliographique systématique, laquelle a permis de procéder de manière empirique à un premier inventaire des opportunités et des barrières qui se présentent aux personnes touchées par la pauvreté ou souffrant d’une maladie psychique grave lorsqu’elles utilisent des moyens de communication ou des canaux d’information numériques. Une deuxième étape a pris la forme d’un atelier participatif visant à confronter, à l’aide d’exemples, le point de vue des personnes concernées et des experts des domaines de la santé mentale et du travail social. Cette discussion ouverte a été l’occasion d’un échange entre intéressés et spécialistes sur la manière dont les premiers utilisent les médias numériques dans leur quotidien (pour la méthode détaillée, cf. Hegedüs et al. 2023, p. 5).

Ce procédé a permis d’intégrer les personnes souffrant de troubles psychiques et celles touchées par la pauvreté dans les travaux et les résultats de l’étude (cf. Co-Konstruktion und User Involvement chez Chiapparini et Eicher 2019). La comparaison des domaines d’activité et l’implication de plusieurs groupes de personnes (intéressés et spécialistes) ont aussi abouti à l’élaboration d’optiques diverses et favorisé la compréhension de points de vue différents (Müller de Menezes et Chiapparini 2021).

Modèle de compétence numérique en santé

Les constats tirés de la recherche bibliographique sur les compétences numériques en santé ont été présentés de façon systématique à l’aide du modèle « e-health literacy framework » de l’université de Copenhague (Noorgard et al. 2015). Selon l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), la cybersanté est comprise comme la capacité à utiliser les technologies de l’information et de la communication pour accéder aux informations en matière de santé. Le modèle « e-health literacy » se base sur trois niveaux : « individu », « système » et « interaction », sachant que ce dernier constitue l’interface entre les deux premiers (cf. illustration). Ces niveaux représentent les conditions requises pour l’existence d’une compétence numérique en santé.

Pour citer quelques exemples, au niveau de l’individu, les maladies psychiques rendent difficile l’utilisation des médias numériques tandis qu’au niveau du système, une connexion Internet correcte est indispensable en cybersanté ; enfin, sur le plan de l’interaction, la condition requise pour l’existence d’une compétence numérique en santé est le sentiment de sécurité lors de l’utilisation des médias numériques : les personnes vulnérables sont davantage prêtes à utiliser les canaux numériques lorsqu’elles savent à quoi sont utilisées leurs données et quelle plus-value elles en retirent pour elles-mêmes.

Compétence numérique en santé des personnes touchées par la pauvreté ou souffrant d’une maladie psychique grave

Hegedüs et al. (2023)

Au niveau de l’interaction, l’étude a complété le modèle « e-health literacy framework » par une dimension sociale. On découvre ainsi que la transformation numérique aggrave l’isolement et réduit les contacts personnels dans le domaine social et le système de santé.

Relever les défis

Globalement, pour les deux groupes étudiés, les obstacles se situent principalement dans l’accès à des outils fonctionnels, le plus souvent en raison de l’absence d’appareils adéquats ou d’une connexion Internet stable. En outre, ces personnes ne sont généralement que peu motivées à utiliser les canaux numériques et seules quelques-unes d’entre elles considèrent les outils numériques comme une plus-value pour leur vie quotidienne. Enfin, nombre de personnes vulnérables ne disposent pas de compétences en matière informatique et numérique.

Néanmoins, la transformation numérique offre aussi certaines opportunités. La possibilité d’utiliser les médias numériques indépendamment du lieu s’avère par exemple un avantage lorsque le budget de mobilité est serré ou en présence de certains handicaps physiques. Plusieurs évaluations révèlent aussi un effet positif sur la motivation des personnes concernées utilisant une des nombreuses applications disponibles dans le domaine de la santé psychique. Il convient cependant d’apprécier ces constats avec prudence car il s’agit souvent d’analyses internes et les défis liés aux applications restent nombreux.

Le rôle décisif des professionnels

En matière d’accès au monde numérique, le rôle clé revient aux professionnels intervenant dans l’environnement de vie des intéressés. Par exemple, les personnes prodiguant des soins psychiatriques ambulants sont des acteurs à même d’identifier les difficultés dans l’utilisation des médias numériques et peuvent offrir un soutien ciblé ou signaler d’autres offres. Compte tenu de leurs conditions de travail difficiles (grand nombre de dossiers à charge), de l’absence d’infrastructures techniques utiles et du défaut de compétences numériques, les professionnels du travail social ne sont en revanche guère en mesure d’aider les bénéficiaires de l’aide sociale.

La transformation numérique offre aussi des opportunités dans le domaine social, notamment avec de nouvelles offres telles que le conseil en ligne. Mais la mise en place et l’utilisation de ces offres dans le travail quotidien peuvent s’avérer contre-productives pour le groupe cible, un élément qu’il s’agira de considérer dans la suite des observations.

Les défis quant à leur utilisation ne manquent pas non plus, tant au niveau individuel que politique. Outre l’indispensable formation des professionnels, le facteur temporel et le volume de dossiers à charge constituent une entrave à l’accompagnement des personnes concernées. Il faut donc un changement d’ordre sociopolitique, qui consiste notamment à accorder plus de temps au traitement de chaque dossier ou à augmenter les investissements dans l’infrastructure numérique et la formation continue du personnel des services sociaux.

Perspective globale

Sans grande surprise, on constate que, au quotidien, les personnes touchées par la pauvreté sont surtout préoccupées par la nécessité de trouver de quoi vivre et sont exclues de la société. La fréquente association entre précarité financière et troubles psychiques est aussi généralement peu prise en compte.

Une imbrication plus étroite des domaines et un éclairage global de la situation seraient utiles pour définir les besoins des intéressés et leur offrir un soutien correspondant (également à titre préventif). On pourrait par exemple sensibiliser davantage les professionnels et élargir leurs aptitudes afin de leur permettre de mieux détecter l’état de santé mais aussi la situation sociale des intéressés.

Approche par les pairs

L’approche dite par les pairs semble efficace pour gérer les situations difficiles vécues par les personnes vulnérables (Chiapparini et al. 2020 ; Hegedüs et al. 2016). Il s’agit en l’occurrence de faire intervenir des proches dans l’aide aux personnes concernées et de leur offrir dans cette perspective une formation professionnelle ad hoc. Celles et ceux qui vivent dans la précarité acceptent souvent plus facilement le soutien d’individus ayant une expérience similaire, notamment parce que le sentiment de honte est moins fort et qu’il est plus aisé de poser des questions (Chiapparini et al. 2020). En Suisse, il existe à cette fin des cybercafés (Planet 13, Power-Point  ou Kafi Klick) établis et connus dont certains sont gérés par des personnes en situation de pauvreté ou dans lesquels les intéressés participent et se rencontrent. En psychiatrie comme dans l’aide sociale, l’approche par les pairs apparaît aussi comme appropriée pour favoriser l’accès au monde numérique des personnes touchées par la pauvreté ou souffrant de troubles psychiques graves.

Finalement, on rappellera que vouloir améliorer la compétence numérique en santé nécessite des appareils électroniques adéquats et un réseau opérationnel. Il faut également des connaissances de base en informatique, une bonne motivation et un accompagnement combiné en ligne et hors ligne par des professionnels et des pairs formés à cette fin.

Bibliographie

Chiapparini, Emanuela ; Schuwey, Claudia ; Beyeler, Michelle ; Reynaud, Caroline ; Guerry, Sophie ; Blanchet, Nathalie ; Lucas, Barbara (2020). Modèles de participation des personnes menacées ou touchées par la pauvreté à la prévention et la lutte contre la pauvreté. Étude mandatée par l’OFAS. Aspects de la sécurité sociale. Rapport de recherche n° 7/20.

Chiapparini, Emanuela ; Eicher, Véronique (2019). User Involvement in der Sozialen Arbeit – Anknüpfungspunkte für Praxis-, Forschungs- und Lehrprojekte in der Schweiz. Revue suisse de sociologie, 24.18 : 117–134.

Hegedüs, Anna ; Domonell, Kristina ; Willener, Daniela ; Chiapparini, Emanuela (2023). Digitalisierung. Hürden und Chancen für vulnerable Personengruppen (ProDigitAll), seulement en allemand, Haute école spécialise bernoise HESB

Hegedüs, Anna ; Zanoni, Sylvie ; Bischofberger, Iren (2016). Patienten und Angehörige wirken mit. Experten durch Erfahrung, seulement en allemand, NOVAcura (10), 36–39.

Lucas, Barbara ; Bonvin, Jean-Michel ; Hümbelin, Oliver (2021). The Non-Take-Up of Health and Social Benefits: What Implications for Social Citizenship? seulement en anglais, Revue suisse de sociologie, 47(2), 161–180. 

Müller de Menezes, Rahel ; Chiapparini, Emanuela (2021). « Et si vous nous donniez la parole » – Tenir compte des savoirs d’expérience des personnes concernées. Bases et étapes de la participation des personnes concernées aux mesures de prévention et de lutte contre la pauvreté. Berne : Plateforme nationale contre la pauvreté, Office fédéral des assurances sociales (OFAS).

Norgaard, Ole ; Furstrand, Dorthe ; Klokker, Louise ; Karnoe, Astrid ; Batterham, Roy ; Kayser, Lars ; Osborne, Richard (2015). The e-health literacy framework: A conceptual framework for characterizing e-health users and their interaction with e-health systems, seulement en anglaise, Knowledge Management & E-Learning: An International Journal, 522–540.

Witting, Tanja (2018). Digitale Ungleichheiten. In : Ernst-Ulrich Huster, Jürgen Boeckh und Hildegard Mogge-Grotjahn (Hg.). Handbuch Armut und soziale Ausgrenzung. 3e édition, mise à jour et augmentée, seulement en allemand Wiesbaden : Springer VS (Handbuch). 457–478.

Professeure, directrice de l’Institut Enfance, Jeunesse et Famille, Haute école spécialisée bernoise
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Assistante scientifique, Institut Enfance, Jeunesse et Famille, Haute école spécialisée bernoise
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Assistante scientifique, recherche appliquée et développement du département Santé, Haute école spécialisée bernoise
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Dre en sciences médicales, soins psychiatriques ambulants Tenure Track Position, fondation Lindenhof ; recherche appliquée et développement du département Santé, Haute école spécialisée bernoise
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