En un coup d’œil
- L’ONU, l’OIT, l’OCDE, ainsi que l’UE recommandent de mieux assurer les personnes exerçant une activité indépendante.
- La pandémie et le nombre croissant de travailleurs de plateforme au statut indéfini ont donné une impulsion à cette problématique.
- Seuls 8 pays sur les 27 de l’UE garantissent une couverture sociale complète aux indépendants.
Les systèmes de protection sociale ont été conçus durant le siècle passé pour les travailleurs traditionnels, à savoir les salariés travaillant à plein temps au service d’un seul employeur et au bénéfice d’un contrat de durée indéterminée. A côté des travailleurs indépendants « classiques », qui ont toujours bénéficié d’une couverture sociale moindre, sont apparus ces dernières années de nouveaux travailleurs indépendants, dans la foulée de la digitalisation galopante.
La question de la couverture sociale des travailleurs indépendants a ainsi gagné en importance et mobilise depuis une dizaine d’années les organisations internationales. La pandémie de COVID-19, qui a accéléré la transition numérique tout en mettant en évidence la précarité particulière des travailleurs indépendants, a suscité de très nombreuses études et recommandations portant spécifiquement sur la sécurité sociale des travailleurs indépendants. Le présent article propose un court inventaire de certaines d’entre elles.
Accès universel à la sécurité sociale
« Mettre en place des systèmes et mesures de protection sociale pour tous » est l’un des objectifs formulés par l’ONU en 2015 dans le cadre de son Programme de développement durable à l’horizon 2030. Que la protection sociale universelle figure au nombre de ses priorités témoigne de la grande valeur que la communauté internationale accorde à cet instrument de lutte contre la pauvreté.
L’extension de la couverture sociale aux travailleurs qui en sont dépourvus est donc également, naturellement, l’une des recommandations formulées par l’Organisation internationale du Travail (OIT). Dans sa Recommandation n°202 sur les socles de protection sociale de 2012 puis dans sa Déclaration du centenaire pour l’avenir du travail de 2019, l’OIT appelle en effet ses États membres à œuvrer en faveur de l’accès universel à une protection sociale complète et durable. Une question à nouveau abordée dans le « Rapport mondial sur la protection sociale 2020–2022 », à la lumière des expériences tirées de la crise du COVID-19.
Meilleure protection des indépendants
S’agissant plus spécifiquement des travailleurs indépendants, l’OIT a rédigé une note de synthèse en 2021 ; elle y décrit les défis que présente l’extension de la protection sociale à ce type de travailleurs ainsi que les stratégies développées par certains Etats pour y faire face. Cette note met notamment en évidence l’inefficacité des régimes volontaires, en constatant qu’ils ont tendance à souffrir de problèmes d’antisélection, c’est-à-dire qu’ils attirent surtout les personnes à risques plus élevés, qui espèrent en tirer le plus grand bénéfice.
L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qui vise en premier lieu la croissance économique comme moyen de renforcer le bien-être de tous, s’intéresse également à la question de la protection sociale, qu’elle estime essentiel d’adapter à un monde du travail en mutation. Cette organisation recommande d’assurer une bonne protection sociale aux travailleurs indépendants, constatant qu’ils sont en constante augmentation et qu’ils ne bénéficient souvent que d’une protection sociale limitée. Elle propose trois voies de réforme possibles à cette fin : intégrer les travailleurs indépendants dans les systèmes déjà en place, individualiser la protection sociale et/ou l’universaliser ; ces trois stratégies pouvant être mises en œuvre simultanément.
Recommandation pour la Suisse
Concernant spécifiquement le cas de la Suisse, l’OCDE a notamment suggéré dans la dernière édition de ses Études économiques (2022) que notre pays revoie la protection sociale des travailleurs indépendants en mettant en place un mécanisme permanent ciblant ce groupe, dans le prolongement des aides extraordinaires accordées durant la pandémie de COVID-19.
Si l’OCDE considère justifiée une harmonisation de la couverture sociale entre les différents statuts professionnels, elle reconnait quelques obstacles.
Dans le domaine de la couverture du chômage par exemple, l’extension de la couverture aux indépendants s’accompagne d’importantes difficultés ; des problèmes d’aléa moral pourraient survenir « car, en l’absence d’employeur, il est difficile de déterminer si le chômage est involontaire et d’évaluer les pertes de gain » (OCDE 2022). En outre, la plus grande volatilité des revenus des indépendants par rapport à ceux des salariés rend le calcul et la perception des cotisations plus difficiles, note l’OCDE. Un autre obstacle reste la charge administrative qui peut dissuader les indépendants de s’assurer. De plus, pour les personnes indépendantes à faible revenu, la nécessité d’assumer à la fois leur part de cotisation et la part de l’employeur peut se révéler problématique.
La protection sociale, gage de stabilité
L’Association internationale de la sécurité sociale (AISS) a également fait de l’extension de la couverture de la protection sociale l’une des priorités mondiales pour la sécurité sociale. Dans son rapport sur les priorités mondiales en matière de sécurité sociale, lancé en 2022 lors du Forum mondial de la sécurité sociale (WSSF) à Marrakech, elle constate à son tour que la pandémie de COVID-19 et les répercussions sociales et économiques négatives des mesures imposées pour contenir la propagation du virus ont réaffirmé l’importance d’un système de protection sociale adéquat et complet pour la vie de toute nation.
Last but not least, l’Union européenne (UE), qui n’a pas de compétence pour intervenir directement dans les systèmes nationaux de sécurité sociale, a adopté en 2019 une recommandation relative à l’accès des travailleurs salariés et non salariés à la protection sociale. Cette recommandation s’inscrit dans le contexte du Socle européen des droits sociaux, constitué d’une série de 20 principes qui balisent l’action de l’UE dans le domaine social. Le principe n°12 commande ainsi que « Ies travailleurs salariés et, dans des conditions comparables, les travailleurs non salariés ont droit à une protection sociale adéquate, quels que soient le type et la durée de la relation de travail ». Aux termes de la recommandation de 2019, les États membres de l’UE devraient garantir aux salariés un accès obligatoire à l’ensemble des branches (chômage ; maladie et soins de santé ; maternité et paternité ; invalidité ; vieillesse et survie ; accidents du travail et maladies professionnelles) et aux non salariés, au moins un accès volontaire.
Dans son rapport de 2023 sur la mise en œuvre de cette recommandation, la Commission européenne a examiné les progrès réalisés par les États membres de l’UE. Elle constate, s’agissant de la protection des travailleurs non salariés, que seuls huit pays leur accordent une couverture complète. Les branches de la sécurité sociale qui donnent le plus de fil à retordre aux Etats sont le chômage, les accidents et maladies professionnels, la paternité et la maladie. La Commission déplore que la plupart des États ne cherchent même pas à éliminer toutes les disparités existantes en matière d’accès à la protection sociale ; elle prévient qu’une couverture sociale insuffisante représente un risque non seulement pour les personnes concernées, mais également pour l’économie et la société dans son ensemble.
Emplois atypiques en ligne de mire
La Commission européenne relève aussi un autre fait intéressant, à savoir qu’un certain nombre d’États ont pris des mesures pour réduire le recours excessif aux emplois atypiques. Elle cite en exemple les Pays-Bas, qui prennent des mesures pour réduire les incitations sociales et fiscales à travailler à son compte (sans avoir de salariés). Le nombre de ces « indépendants en solo » a en effet augmenté ces dernières années avec un taux de pauvreté supérieur à la moyenne.
Selon la Commission européenne, ces initiatives sont importantes car elles complètent celles visant à mieux couvrir les personnes qui occupent un emploi atypique, notamment les travailleurs de plateforme. Dans sa proposition de directive actuellement discutée au sein des organes décisionnels de l’UE, la Commission prévoit ainsi une présomption légale de salariat en faveur de ces travailleurs.
Toujours dans le contexte du Socle européen des droits sociaux, la Commission européenne a par ailleurs institué en 2021 un groupe de travail chargé de réfléchir à la manière de renforcer les systèmes de protection sociale et l’État providence afin de mieux relever les défis actuels. Ce groupe composé de 12 experts de haut niveau a présenté publiquement son rapport en février 2023.
Parmi les 21 recommandations du rapport, se trouve – sans surprise – l’accès à la protection sociale pour toutes les personnes ayant un emploi, quel que soit leur statut. Les experts considèrent en effet que toutes ces personnes devraient pouvoir accéder et contribuer à une protection sociale adéquate et que les cotisations devraient tenir compte de toutes les sources de revenus. Cette protection sociale devrait, outre maintenir un niveau de vie décent, permettre d’éviter toute concurrence déloyale fondée sur des taux de cotisations de sécurité sociale différents selon les statuts.
En conclusion, on peut dire que tout le monde s’accommodait plus ou moins bien de la protection sociale lacunaire des personnes exerçant une activité indépendante avant l’émergence de « nouveaux » indépendants, souvent économiquement fragiles. Ce nouveau paradigme conduit toutes les organisations internationales à se poser la question de la couverture sociale des indépendants et leur conclusion est irrévocable : un monde meilleur passe par une meilleure protection sociale des indépendants.