La situation financière des veuves, des veufs et des orphelins

Rainer Gabriel, Uwe Koch, Philippe Wanner
  |  16 juin 2022
    Recherche et statistique
  • Assurance-vieillesse et survivants
  • Pauvreté
  • Politique sociale en général
  • Prévoyance professionnelle

Les veuves, les veufs et les orphelins sont généralement bien lotis sur le plan financier en Suisse, comme le montre une étude de l’Université de Genève et de la ZHAW. Il n’en reste pas moins que certaines catégories de la population sont exposées à un risque de précarité accru. C’est le cas par exemple des veuves seules avec enfant.

En un coup d’œil

  • Les assurances sociales remplissent leur mission de lutte contre la pauvreté pour ce qui est des survivants : au regard de tous les indicateurs financiers étudiés, les personnes en âge de travailler percevant une rente de survivants sont aussi bien, voire légèrement mieux loties que les groupes témoins de non-veufs.
  • Les veuves sont plus souvent exposées que les veufs à un risque de précarité financière, une inégalité qui s’explique pour l’essentiel par les différences de taux d’activité entre hommes et femmes.
  • Pas d’évolution notable : la comparaison entre 2006 et 2015 ne révèle pas de variations nettes. Les groupes à risque – en particulier les veuves seules avec enfants – sont par ailleurs toujours les mêmes.
  • Chez les femmes, le veuvage entraîne une réduction du revenu de moitié, qui n’est que d’un quart à un tiers chez les hommes.
  • En comparaison avec d’autres pays, les prestations financières servies en Suisse aux veuves, aux veufs et aux orphelins sont plutôt généreuses. Les différences de traitement entre veuves et veufs, qui constituent une particularité suisse, pourraient toutefois être contraires à la Convention européenne des droits de l’homme.

En Suisse, l’AVS, le régime de la prévoyance professionnelle, l’assurance militaire et l’assurance-accidents versent des rentes de veuve, de veuf et d’orphelin, lorsque les conditions d’octroi sont remplies, afin d’éviter que les membres d’un ménage rencontrent des difficultés financières à la suite du décès d’un des conjoints ou d’un des parents.

 

La dernière étude d’envergure consacrée à la situation financière des survivants en Suisse, qui remonte à 2012 (Wanner et Fall), montrait que la plupart des allocataires d’une rente de survivants étaient plutôt bien lotis. Ces rentes diminuaient ainsi le risque de précarité tant chez les femmes que chez les hommes (pour une définition de la précarité, voir sous « Méthode »). Les auteurs de l’étude concluaient donc logiquement que les rentes de survivants remplissaient leur mission principale, qui est d’éviter que les ménages ne se retrouvent dans une situation financière difficile.

 

Depuis 2020, les rentes de survivants font de nouveau l’objet d’un débat politique en Suisse, en raison d’un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme (CourEDH). Dans sa décision, qui n’a pas encore force de chose jugée, Strasbourg a en effet conclu que les inégalités entre veufs et veuves en ce qui concerne le droit à la rente sont contraires à la Convention européenne des droits de l’homme. Depuis cette date, plusieurs parlementaires ont déposé des interventions pour demander au Conseil fédéral de supprimer cette différence de traitement et de modifier en conséquence les conditions d’octroi des prestations de survivants octroyées par l’AVS.

Mise à jour des connaissances sur la situation financière des survivants

En lançant cette étude, l’Université de Genève et la Haute école zurichoise de sciences appliquées (Zürcher Hochschule für Angewandte Wissenschaften [ZHAW]) avaient pour mandat de mettre à jour les connaissances sur la situation des survivants en Suisse sur la base des données les plus récentes, afin d’identifier les catégories de la population exposées à un risque accru de précarité financière à la suite d’un veuvage. Elles devaient aussi donner suite à l’enquête de Wanner et Fall de 2012, réalisée sur la base de données datant de 2006, afin de retracer l’évolution de la situation des survivants et, le cas échéant, d’en dégager les tendances.

Des analyses plus complexes grâce à des données améliorées

Les données exploitées dans cette recherche présentent de nombreux avantages par rapport à celles utilisées en 2012. Comme elles contiennent des informations détaillées sur la composition des ménages, elles permettent notamment d’examiner la situation des veufs et des veuves vivant en concubinage. Autre avantage, les statistiques sont maintenant disponibles pour cinq années consécutives, au lieu d’un an seulement, de sorte que nous avons pu réaliser des analyses longitudinales. Dans ce genre d’analyses, qui suivent les mêmes personnes sur toute la période pour laquelle des données sont disponibles, il est possible de cerner avec plus de précision les conséquences financières du veuvage.

Les rentes de survivants de l’AVS en comparaison internationale

Le débat actuel sur les différences entre la rente de veuve et celle de veuf dans le 1er pilier met sur le tapis la question d’une éventuelle harmonisation de ces prestations. Pour cette raison, le mandat de recherche prévoyait aussi de comparer les rentes de survivants servies en Suisse par l’AVS avec les prestations octroyées dans certains autres pays, afin de savoir si la Suisse représente un cas à part ou si ces différences se retrouvent à l’étranger. Les résultats de l’étude devaient par ailleurs permettre de déterminer la latitude dont dispose la Suisse pour modifier sa législation compte tenu des conventions internationales de rang supérieur.

Méthode : Utilisation de la base de données WiSiER

Pour répondre aux questions du mandat de recherche, nous avons utilisé la base de données WiSiER (Situation économique des personnes en âge d’activité et à l’âge de la retraite) mise à disposition par l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS). Cette base de données couvre les années 2011 à 2015 et apparie les données fiscales harmonisées de onze cantons avec des données de l’Office fédéral de la statistique (OFS), de la Centrale de compensation (CdC) et du Secrétariat d’État à l’économie (SECO). Elle contient des informations sur quelque 2,7 millions de contribuables et porte sur environ 4,5 millions de personnes.

Comparaison entre les ménages avec et sans personnes veuves

Contrairement à l’étude précédente qui reposait sur le concept de contribuable, la présente étude s’attache à la notion de ménage ; elle définit plusieurs types de ménages en fonction de leur composition (notamment des personnes veuves) et de la perception d’une rente de survivants du 1er pilier. Pour chaque type de ménage comptant une personne veuve, nous avons défini à des fins de comparaison des groupes témoins n’en comptant pas. Nous avons ainsi déterminé et comparé de façon systématique 28 groupes, qui occupent une place centrale dans pratiquement toutes les analyses de notre étude. Et au lieu d’étudier séparément la situation des orphelins et l’effet des rentes d’orphelins, nous avons intégré cet aspect dans l’analyse, en étendant celle-ci aux ménages comptant au moins une personne veuve et un enfant. 

Principaux indicateurs de la situation financière

Comme les auteurs de l’étude de 2012, nous nous sommes principalement fondés, pour évaluer la situation financière des ménages, sur des valeurs seuil définies par rapport au revenu médian de l’ensemble de la population. Nous avons qualifié de bas les revenus inférieurs à 60 % mais supérieurs à 50 % du revenu médian et de très bas les revenus inférieurs à 50 % du revenu médian.

Une comparaison avec d’autres pays fondée sur une analyse bibliographique et sur des entretiens

Pour comparer la situation de la Suisse avec celle d’autres pays, nous avons surtout analysé les conventions internationales et les dispositions applicables aux prestations octroyées aux survivants dans des pays de référence, et, à titre complémentaire, mené des entretiens avec des spécialistes de chaque pays afin de valider les résultats de nos recherches.

Les assurances sociales remplissent leur fonction de protection financière des survivants

Les résultats de l’étude montrent que la situation des différents types de ménages comptant des personnes en âge de travailler au bénéfice d’une rente de survivants est comparable à celle du groupe témoin, ou même légèrement meilleure, de sorte que le système de sécurité sociale semble jouer son rôle de protection financière. En outre, l’analyse des composants du revenu a montré que la prévoyance professionnelle joue aussi un rôle important dans ce domaine, en complétant ainsi les prestations du 1er pilier (AVS).

Les veuves davantage touchées par la précarité financière que les veufs

Nos analyses ont mis au jour de grandes disparités entre les sexes. Si le veuvage n’a pratiquement pas d’incidence sur la situation financière des hommes, l’écart est en revanche très marqué entre les veuves qui bénéficient d’une rente de survivants du 1er pilier et celles qui n’en bénéficient pas, du fait principalement des différences sexospécifiques en matière de taux d’activité professionnelle en Suisse. 

Comparaison entre 2006 et 2015

La comparaison des données de 2015 avec celles de 2006 ne permet pas d’observer d’évolutions marquées au fil des ans. Les conclusions générales des deux études se rejoignent ainsi dans une large mesure : la première étude montrait déjà que les rentes de survivants compensaient les conséquences financières d’un veuvage. Elle établissait également que les bénéficiaires de rentes étaient plutôt bien lotis sur le plan financier. Dans les deux études, en outre, ce sont les mêmes catégories – principalement les femmes ne bénéficiant pas d’une rente de survivants – qui sont exposées à un risque de précarité du fait d’un veuvage.

Des conséquences financières très variables

Les analyses longitudinales ont permis d’établir que les effets du veuvage varient considérablement, non seulement en fonction du type de ménages et de leur situation financière avant le veuvage, mais aussi à l’intérieur même d’une catégorie de revenus. Par ailleurs, pratiquement tous les ménages enregistrent rapidement après le veuvage une baisse marquée de leurs revenus. Si leur situation financière se rétablit quelque peu par la suite, les revenus ne retrouvent généralement pas le niveau d’avant le veuvage (voir graphique G1). En outre, les conséquences financières sont plus importantes pour les veuves que pour les veufs : qu’elles bénéficient ou non d’une rente de conjoint survivant, les veuves subissent une baisse de moitié de leur revenu annuel, alors que le revenu des veufs sans rente ne se contracte que d’un quart environ.

Graphique G1 : Variation de 2012 à 2015 du revenu annuel des ménages ayant enregistré un veuvage en 2013, pour deux catégories de capacité financière en 2012.

Source : WiSiER. N = 2032 (<60 %) et 7494 (60 à 180 %).

Ne sont pris en compte que les ménages répertoriés dans la base de données WiSiER ayant enregistré un veuvage en 2013.

Les rentes de survivants de l’AVS en comparaison internationale

En comparaison directe avec d’autres pays européens, les prestations de survivants octroyées en Suisse sont plutôt généreuses, tant en ce qui concerne le montant de la rente (qui compense 80 % de la rente de vieillesse théorique à laquelle la personne décédée aurait eu droit) que pour les bénéficiaires de ces prestations, qui incluent, dans l’AVS, les conjoints des personnes qui n’exerçaient pas d’activité professionnelle ainsi que les indépendants. Quant à la différence de traitement entre hommes et femmes qui découle de la LAVS, elle fait de la Suisse un cas à part.

Conclusions

Les analyses réalisées dans le cadre de cette étude dressent un tableau de la situation actuelle des survivants en Suisse. Fondées sur les données les plus exactes et les plus complètes au moment de leur réalisation, elles fourniront une solide base empirique pour un débat politique nuancé sur les prestations octroyées aux survivants, notamment dans la perspective d’une éventuelle évolution des rentes de survivants du 1er pilier.

Plusieurs options s’offrent au monde politique pour garantir l’égalité de traitement des veufs et des veuves en matière de rentes. La première, qui consisterait à augmenter les rentes de veufs afin de les harmoniser avec celles des veuves, paraît plutôt utopique, étant donné qu’elle se traduirait par un fort accroissement des prestations de l’AVS. Une autre option pourrait être de limiter les rentes octroyées aux veuves pour les aligner sur les rentes de veufs, ce qui réduirait cependant considérablement leur montant.

Pour parvenir à un consensus, on pourrait envisager de combiner l’harmonisation des rentes versées aux assurés des deux sexes à d’autres formes de soutien. On pourrait ainsi supprimer la rente versée indéfiniment aux veuves de plus de 45 ans sans enfants et la remplacer par une rente de durée limitée versée tant aux veuves qu’aux veufs âgés de plus de 45 ans sans enfants. Cette aide leur permettrait d’augmenter leur taux d’occupation, de chercher un emploi ou de suivre des cours de formation continue pour améliorer leur employabilité.

Bibliographie

Gabriel, Rainer; Koch, Uwe; Wanner, Philippe (2022). Die Wirtschaftliche Situation von Witwen, Witwern und Waisen. Berne: OFAS. Aspects de la sécurité sociale. Rapport de recherche 6/22.

Wanner, Philippe; Fall, Sarah (2012). La situation économique des veuves et des veufs. Berne: OFAS. Aspects de la sécurité sociale. Rapport de recherche N° 5/12.

chargé de cours et chercheur, Département de travail social de la ZHAW.
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chargé de cours et responsable de filière, Département de travail social de la ZHAW.
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Professeur ordinaire à l’Institut de démographie et socioéconomie, Université de Genève
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