Recours à l’aide sociale sur une période pluriannuelle et au cours de la vie

Combien de personnes seront confrontées à une situation financière difficile et auront besoin de l’aide sociale au moins une fois dans leur vie ? D’après une statistique sur sept ans, environ une sur seize. Selon les estimations, presque un cinquième des personnes nées en Suisse se retrouvent au moins une fois dans cette situation avant l’âge de la retraite.
Jürg Guggisberg, Roman Liesch
  |  05 juin 2020
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Selon les données de l’Office fédéral de la statistique (OFS), le taux d’aide sociale s’élevait à 3,3 % en 2017 (OFS 2018). Ce chiffre, qui correspond à la proportion du nombre de bénéficiaires de l’aide sociale par rapport à la population résidante permanente, représente la part de la population soutenue chaque année par l’aide sociale. Toutefois, il ne donne guère d’informations sur le nombre de personnes ayant recours à l’aide sociale à une ou plusieurs reprises pendant une longue période, voire tout au long de leur vie. Impossible donc de dire si cela concerne seulement une petite minorité ou une part plus importante de la population. Dans la première hypothèse, il s’agirait probablement de groupes précis présentant des difficultés systématiques, par exemple pour s’intégrer sur le marché du travail. Dans la deuxième hypothèse, en revanche, on pourrait considérer que l’aide sociale permettrait à une grande partie de la population de surmonter des situations difficiles.

Les données relatives au recours à l’aide sociale et la possibilité de recouper les sources se sont fortement améliorées ces dernières années, de sorte qu’il est à présent possible de calculer la fréquence ou la prévalence de ce recours sur plusieurs années. Ces données permettent en outre de procéder à une étude de faisabilité portant sur l’estimation de la prévalence du recours à l’aide sociale au cours d’une vie et d’évaluer les approches statistiques adéquates. Le Bureau d’études de politique du travail et de politique sociale (BASS) s’est penché sur ces deux thématiques dans le cadre d’un mandat que lui ont confié l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS) et l’OFS.

Recours à l’aide sociale sur une période pluriannuelle : fenêtre temporellE 2011-2017 L’étude a utilisé l’approche dite de la fenêtre temporelle. Elle porte sur une partie de la population permanente, à savoir des personnes résidant en Suisse pendant une période déterminée. Les données disponibles ont permis d’analyser une fenêtre temporelle de sept ans au plus allant du 1er janvier 2011 au 31 décembre 2017.

La première partie de l’étude s’est intéressée à la prévalence pluriannuelle entre 2011 et 2017. Il s’agissait de déterminer la part de la population ayant eu recours à l’aide sociale au moins une fois au cours de cette période par rapport à la population totale.

Pour des raisons liées à la méthodologie et au contenu, l’étude n’a tenu compte que des membres de la population résidante permanente de 2011 à 2017 qui n’avaient pas atteint l’âge ordinaire de la retraite à la fin de 2010. Par ailleurs, les personnes relevant du domaine de l’asile et des réfugiés, soumises à des conditions légales différentes, notamment en ce qui concerne le recours à l’aide sociale, n’ont pas été considérées comme faisant partie de l’univers de base.

L’étude a donc mis l’accent sur les personnes qui ont résidé en Suisse de manière permanente de 2011 à 2017. En ce qui concerne le reste de la population, elle s’est intéressée en premier lieu aux personnes arrivant en Suisse et la quittant.

Quelque 8 millions de personnes mineures et de personnes actives L’univers de base, composé selon les contraintes énoncées ci-dessus, comportait au total 8,01 millions de personnes. Sur ceux-ci, 6,44 millions (80 %) étaient présents en Suisse en 2011, au début de la fenêtre temporelle. Le 1,57 million (20 %) restant s’est établi en Suisse au cours de cette période. Sur les 6,44 millions de personnes présentes en Suisse au début de 2011, environ 370 000 (6 %) ont quitté le pays et 78 000 sont décédées avant la fin de 2017. La Suisse comptait donc environ 5,90 millions de personnes (74 %) résidantes en continu pendant toute la période considérée.

L’univers de base de 8,01 millions de personnes était composé pour un peu plus de deux tiers de citoyens suisses et pour un tiers de ressortissants étrangers. Près de deux tiers de ces derniers venaient de l’UE ou de l’AELE, et un tiers, d’États non soumis à l’accord sur la libre circulation des personnes (ALCP). Comme on pouvait s’y attendre, la part de résidents permanents était nettement plus élevée chez les citoyens suisses (86 %) que chez les ressortissants étrangers (49 %). Cette différence illustre la mobilité caractéristique de ces derniers.

Les femmes étaient légèrement sous-représentées dans la population générale, ce qui s’explique par la part plus faible de femmes parmi les ressortissants venant des États de l’UE ou de l’AELE du Nord-Ouest et du Sud de l’Europe. Dans le groupe des citoyens suisses, les valeurs étaient presque identiques. On constatait également des différences entre les sous-groupes sur le plan de la répartition de l’âge. En moyenne, les personnes qui se sont établies en Suisse pendant la période considérée étaient âgées de 28 à 31 ans ; elles étaient donc relativement jeunes, tandis que celles qui ont quitté la Suisse étaient un peu plus âgées (entre 36 et 42 ans en moyenne suivant leur nationalité). L’âge moyen de tous les résidents permanents fin 2017 était de 41 ans environ, tandis que les ressortissants d’États tiers avaient en moyenne 4 ans de moins. En outre, la proportion de mineurs chez les ressortissants d’États de l’UE ou de l’AELE était plus faible que chez les ressortissants suisses, alors qu’elle était plus élevée chez les ressortissants d’États tiers. Il faut garder à l’esprit ces différences démographiques dans l’interprétation des résultats.

Prévalence pluriannuelle chez les résidents permanents et non permanents Environ 6,2 % des 8,01 millions de personnes qui formaient l’univers de base, soit 496 000 personnes, ont bénéficié de l’aide sociale au moins une fois entre 2011 et 2017. La proportion de citoyens suisses (5,2 %) était inférieure à celle des ressortissants étrangers (8,3 %). Les personnes originaires d’États soumis à l’ALCP du Nord-Ouest de l’Europe présentaient la plus faible prévalence sur une période pluriannuelle (3,3 %), suivies de celles provenant de l’Est (5,6 %) et du Sud (7,3 %) de l’Europe. La prévalence pluriannuelle chez les ressortissants d’États tiers, non soumis à l’ALCP, était encore plus élevée. Ce taux supérieur à la moyenne pourrait s’expliquer entre autres par la proportion élevée, au sein de ce groupe, de mineurs, de jeunes adultes et de personnes peinant à s’intégrer sur le marché du travail.

Importance des arrivées et des départs Comparer les taux des résidents permanents avec ceux des personnes n’ayant pas résidé en Suisse pendant toute la période considérée permet d’évaluer l’importance des arrivées et des départs dans la prévalence du recours à l’aide sociale. En ce qui concerne les Suisses, dont très peu sont arrivés ou ont quitté le pays pendant cette période, on a constaté qu’en dépit de leur plus longue durée de séjour, le taux de prévalence chez les résidents permanents était plus faible (4,7 %) que celui des personnes arrivant en Suisse (14,7 %) ou quittant le pays (7,2 %). Les données disponibles n’indiquent pas les motifs du retour en Suisse. Il semble cependant qu’une partie de ce groupe relativement restreint ait rencontré des difficultés en termes d’insertion professionnelle.

Chez les ressortissants étrangers, la situation est inverse : la prévalence pluriannuelle pour les résidents permanents en Suisse était de 11,2 %, alors qu’elle était de 4,7 % chez ceux qui sont arrivés en Suisse et de 5,8 % chez ceux qui l’ont quittée. Ces différences s’expliquent par le fait que la majeure partie des personnes venant en Suisse le font en vertu de l’ALCP, à des fins professionnelles, et sont généralement capables de subvenir à leurs propres besoins.

Des analyses approfondies montrent que la prévalence du recours à l’aide sociale augmente avec la durée du séjour en Suisse et que les ressortissants étrangers n’ayant pas bénéficié de cette aide sont un peu plus nombreux à quitter la Suisse. Cette particularité s’expliquerait surtout par la grande mobilité de la main-d’œuvre étrangère qualifiée.

Prévalence pluriannuelle chez les résidents permanents L’étude met l’accent sur les personnes qui ont résidé en Suisse de manière permanente de 2011 à 2017. Or, la probabilité d’avoir recours à l’aide sociale dépend des aléas de la vie et varie au fil du temps (voir graphique G1).

Ainsi, comme l’indiquent les taux relativement élevés de nouveaux bénéficiaires à ces âges-là, le passage de la scolarité obligatoire à la scolarité postobligatoire (Transition I) et le parcours de la formation à la vie active (Transition II) sont associés à un risque accru de recours à l’aide sociale. Il s’agit là de personnes qui, au début de la fenêtre temporelle, n’avaient pas recours à l’aide sociale, mais qui en ont bénéficié par la suite. Ce chiffre, assez élevé chez les jeunes adultes, se reflète dans un taux de prévalence pluriannuelle supérieur à la moyenne. En revanche, la durée moyenne (cumulée) de perception de l’aide sociale par les jeunes adultes, relativement courte, indique que cette tranche d’âge arrive plus facilement à retrouver son autonomie économique.

Durant la phase intermédiaire de la vie, entre 30 et 50 ans, une grande partie de la population semble être économiquement indépendante, ce qu’illustrent les taux de prévalence et les taux de nouveaux bénéficiaires, relativement constants et comparativement faibles. Chez les personnes de plus de 50 ans, la probabilité de devoir recourir à l’aide sociale reste relativement faible. Toutefois, dans cette tranche d’âge, les bénéficiaires de l’aide sociale semblent avoir plus de mal à retrouver leur indépendance économique, ce que reflète une durée cumulée de perception des prestations plus longue en moyenne.

Les difficultés pouvant survenir dans certaines phases de la vie, notamment lors du passage à la vie professionnelle ou vers sa fin, mais aussi lors d’événements comme la naissance d’un enfant ou un divorce, se reflètent dans les taux de nouveaux bénéficiaires par groupe d’âge comme dans les taux de prévalence pluriannuelle. Alors que certains facteurs tels que l’éducation ont un impact sur les taux de prévalence tout au long de la vie (plus le niveau de formation est élevé et plus le taux de prévalence est faible), la situation familiale ou l’état civil affectent la prévalence différemment suivant l’âge. Plus les adultes d’un ménage comportant des mineurs sont âgés, plus la prévalence pluriannuelle est faible. Par contre, un divorce engendre un risque accru de devoir recourir à l’aide sociale quel que soit l’âge du couple. Plus une personne est jeune au moment du divorce et plus les conséquences sont lourdes.

En ce qui concerne le contexte migratoire ou la nationalité, il existe des différences assez prononcées entre les groupes. Ainsi, le taux de prévalence est plus élevé chez les ressortissants de pays tiers que chez ceux d’un État membre de l’UE ou de l’AELE. Ces résultats confirment les constats d’autres études (cf. Stutz et al. 2016, p. ex.), à savoir qu’il est plus difficile pour une partie des personnes arrivées en Suisse pendant l’enfance ou à l’adolescence de prendre pied sur le marché du travail à l’âge adulte. Ce constat se reflète aussi dans le niveau plus élevé du taux de prévalence pluriannuelle de ce groupe.

Étude de faisabilité concernant l’estimation de la prévalence au cours de la vie Outre l’analyse détaillée de la prévalence pluriannuelle des résidents permanents, le mandat incluait une étude de faisabilité visant à identifier les méthodes permettant d’estimer la prévalence du recours à l’aide sociale au cours d’une vie. Concrètement, il s’agissait de déterminer la proportion de personnes devant recourir à l’aide sociale au moins une fois dans leur vie. Comme la fenêtre temporelle était limitée à sept ans, ce calcul représentait une véritable gageure. En l’occurrence, l’analyse a porté uniquement sur les personnes nées en Suisse et qui y résidaient entre 2011 et 2017.

Pour procéder à l’étude de faisabilité, les auteurs ont examiné deux modèles statistiques, appelés ci-après méthode classique et méthode fondée sur l’apprentissage automatique (machine learning, ML). La méthode classique se fonde sur des données agrégées, tandis que la méthode ML traite des données individuelles. L’objectif était de déterminer dans quelle mesure ces deux méthodes se prêtaient à l’estimation de la prévalence du recours à l’aide sociale au cours d’une vie et d’identifier les avantages et les inconvénients de chaque méthode.

Ces deux approches ont dû composer avec le fait que les données étaient limitées dans le temps et présentaient donc un parcours de vie « synthétique ». Les phases de vie tombant hors de cette fenêtre ont été complétées sur la base des informations d’autres personnes ayant l’âge adéquat au cours de la période étudiée. Les auteurs partent en effet de l’hypothèse que les personnes âgées vivaient autrefois comme les jeunes le font aujourd’hui, et vice versa. On part donc du principe que les conditions générales actuelles sont constantes et les effets de cohorte ont été mis de côté, de sorte que le parcours de vie synthétique doit être compris comme une vie entière dans des conditions identiques.

Bien qu’elles divergent dans leur approche et leur utilisation des informations, les deux méthodes arrivent à des résultats similaires. La prévalence du recours à l’aide sociale au cours de la vie pour les personnes nées en Suisse, possédant la nationalité et ayant entre 25 et 63 ans est estimée à 9,1 % selon la méthode classique et à 8,7 % selon la méthode ML. Cela signifierait que, dans les conditions actuelles, près d’une personne sur onze née en Suisse et possédant la nationalité a recours à l’aide sociale au moins une fois au cours de sa vie professionnelle synthétique (après 25 ans). Pour la population étrangère née en Suisse, cette prévalence se monte à 17,2 % selon la méthode classique et à 15,2 % selon la méthode ML.

Pour des raisons méthodologiques, seule la méthode classique a été utilisée pour estimer la prévalence du recours à l’aide sociale sur toute la vie. Pour les personnes nées en Suisse, cette prévalence durant un parcours de vie synthétique est estimée à 18,7 %, ce qui signifie qu’un peu moins d’une personne sur cinq devrait recourir à l’aide sociale au moins une fois dans sa vie. De prime abord, ce taux peut paraître élevé. Il faut cependant tenir compte du fait que 8,4 % des enfants de 7 ans ont déjà perçu des prestations de l’aide sociale. Ce chiffre ne repose pas sur des prévisions, c’est une valeur réelle recensée pour tous les enfants nés en Suisse en 2010. À ce taux de départ s’ajoutent pour les 58 années restantes considérées (de l’âge de 7 ans à l’âge de la retraite) 10 % de nouveaux bénéficiaires de l’aide sociale.

De la prévalence annuelle et pluriannuelle à l’estimation de la prévalence au cours de la vie L’étude s’est enfin intéressée aux prévalences observées ou estimées de diverses fenêtres temporelles (voir graphique G2).

Près d’un résident permanent sur quarante nés en Suisse a eu recours à l’aide sociale en 2017. Si l’on étend la fenêtre d’observation à sept ans, cette valeur double. Si l’on étend cette fenêtre à l’ensemble d’une vie (jusqu’à 63 ans), la prévalence estimée est environ sept fois plus élevée. Les modélisations indiquent que près d’un tiers de tous les bénéficiaires de l’aide sociale y ont recours à plusieurs reprises, à des intervalles de plus de six ans.

Ces résultats montrent qu’une proportion importante de la population risque d’être confrontée à des difficultés financières au moins une fois au cours de sa vie et que l’aide sociale peut contribuer à surmonter ces passages difficiles.

Sociologue et économiste, Bureau d’études de politique du travail et de politique sociale (BASS)
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Docteur ès sciences économiques, collaborateur scientifique, Bureau d’études de politique du travail et de politique sociale BASS.
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