En un coup d’œil
- De plus en plus de mesures sont prises pour réduire les principales causes du non-recours aux prestations sociales que sont le manque d’information, la stigmatisation et les barrières administratives.
- Les dispositifs d’aller-vers se montrent particulièrement efficaces pour améliorer l’accès aux droits.
- L’efficacité de ces actions contre le non-recours reste néanmoins dépendante des modalités de fonctionnement des politiques sociales auxquelles elles tentent de faciliter l’accès.
Le concept de non-recours qualifie communément une situation où une personne ne reçoit pas une prestation sociale bien qu’elle y soit éligible. Mise en lumière par la recherche académique qui s’est attelée à en estimer l’ampleur et en définir les causes, cette notion s’est progressivement fait une place dans le lexique de l’action sociale et des politiques au cours de la dernière décennie. Pour ce qui est de l’ampleur du phénomène, les estimations réalisées dans différents pays européens établissent des taux de non-recours aux minima sociaux qui se situent généralement autour des 30% des personnes éligibles (Marc et al. 2022). En Suisse, les rares estimations qui ont été menées – les données nécessaires sont difficilement accessibles – arrivent à des chiffres similaires. Par exemple, elles ont établi un taux de non-recours à l’aide sociale de 26,3% dans le canton de Berne (Hümbelin et al., 2019), de 31% dans celui de Bâle-Ville (Hümbelin et al., 2021), ou encore de 23% dans le canton du Valais (Rosset et al., 2024).
Une action publique émergente
La recherche a identifié trois principales causes au non-recours : le manque d’information, le stigmate associé au fait de demander de l’aide et les barrières administratives que rencontrent les usagères et usagers potentiels (Janssens and van Mechelen, 2022). Ces connaissances acquises ont conduit certains acteurs et actrices politiques à considérer le non-recours comme un enjeu public à traiter, suscitant la mise en œuvre de diverses actions concrètes pour y remédier.
Dans ma thèse de doctorat (Lovey, 2024), je me suis intéressé aux différents types d’actions visant à promouvoir l’accès aux prestations. Sur la base d’entretiens qualitatifs, j’ai étudié comment ces actions infléchissent les dynamiques de (non-)recours et les rapports à l’offre publique de ses usagères et usagers potentiels.
De manière schématique, ces actions peuvent être divisées en deux grands types : les actions de faire-venir et les actions d’aller-vers (Mazé et Rode, 2019). Les premières regroupent les mesures qui visent à rendre les prestations plus accessibles, typiquement en simplifiant ou réduisant les démarches administratives nécessaires, ou en rendant les critères d’éligibilité plus clairs et transparents. Quant à elles, les actions d’aller-vers visent à aller au contact des ayants droit potentiels pour les informer et les accompagner dans le processus de demande, rompant ainsi avec la logique de guichet qui est généralement de mise dans l’octroi des prestations sociales. Contrairement aux actions de faire-venir qui se situent davantage au niveau des modalités ou de l’administration de la politique sociale, les actions d’aller-vers sont davantage le fait des services sociaux de proximité, qui prennent alors un rôle de courroie de transmission entre la population et la politique sociale.
Les effets vertueux de l’aller-vers
L’exemple d’un dispositif mis en place dans la commune genevoise de Vernier fait ressortir les effets positifs d’une démarche d’aller vers. Spécifiquement destiné aux seniors, il consiste en une prise de contact systématique, par courrier et appel téléphonique, avec toutes les personnes âgées de 75 ans et plus domiciliées sur la commune pour leur proposer un suivi administratif à domicile et, notamment, activer leurs droits potentiels. Les personnes de 65 ans et plus peuvent aussi en bénéficier si elles sont référées par un ou une proche, un ou une professionnelle du réseau médico-social ou si elles contactent elles-mêmes les services sociaux. L’intervention prend alors la forme d’un suivi administratif, soit à intervalle régulier, soit ponctuel sur appel de la personne bénéficiaire.
Il ressort des entretiens menés avec les bénéficiaires du dispositif qu’en plus de pallier les facteurs de non-recours que sont le défaut d’information et les barrières administratives, la proactivité tend à alléger le poids du stigmate associé au fait de recevoir une aide publique. En effet, délestés du fardeau de la demande, les récipiendaires du dispositif se retrouvent dans une position où on leur offre un soutien qu’ils n’ont pas sollicité, et n’ont plus qu’à accepter. Les services sociaux, perçus comme l’incarnation de l’État, en proposant une prestation, signifient explicitement à leurs bénéficiaires potentiels qu’y recourir est un acte légitime. « Si on me le propose, c’est que je dois légitimement y avoir droit ».
Quant à l’aspect suivi à domicile du dispositif, les témoignages recueillis montrent qu’il permet d’établir une relation plus informelle et horizontale que celle qui est d’usage au guichet des prestations sociales et, par là, de favoriser la confiance en l’action publique et son personnel. Un extrait de l’entretien mené avec une dame de 70 ans, arrivée en Suisse comme réfugiée dans les années 90, montre comment la relation qu’elle entretient avec l’assistante sociale du dispositif communal lui a permis de retrouver confiance en l’État après avoir vécu des expériences négatives par le passé.
« On ne voulait pas demander l’aide sociale. C’est pas la question de demander, mais c’est que quand vous êtes indépendant, vous dirigez toute votre vie, et vous aimez pas aller chez l’assistante parce que là-bas il faut raconter tout, […] ils veulent tout savoir et des fois ça vous dérange […]. Et puis il y a des assistants qui sont vraiment méchants. Parce que nous on a eu une assistante sociale au début quand nous sommes arrivés ici, qui était vraiment très pénible. Elle pensait qu’on était riche […], qu’on n’a pas vraiment besoin de l’aide sociale. […] » (Femme, 70 ans, CH)
Elle explique alors comment l’assistante sociale qui l’accompagne aujourd’hui dans ses démarches administratives, avec sa posture informelle, lui a au contraire inspiré confiance, et a ainsi permis un raccrochage plus aisé à ses droits :
« Quand je travaille avec cette fille, elle est vraiment très gentille […]. Elle regarde dans notre façon d’être si on a besoin d’aide.[…] Par exemple, avec elle, moi je parle beaucoup. […] Elle vient seulement pour les factures, mais on parle toujours de beaucoup de choses. » (Femme, 70 ans, CH)
Par ailleurs, se rendre au domicile d’une personne suivie permet d’avoir un aperçu objectif de sa situation matérielle, et de la mettre en balance avec un éventuel discours de sa part déclarant qu’elle n’a besoin de rien. Ainsi, la modalité informelle et à domicile permet de mettre en discussion les préférences déclarées pour l’indépendance vis-à-vis de toute forme d’aide, pour révéler que celles-ci sont parfois plus l’expression d’un conformisme aux normes sociales qu’une préférence propre.
L’aller-vers par l’action locale, la panacée?
Un dispositif de lutte contre le non-recours fonctionnant selon une logique d’aller-vers et proposant un accompagnement sur mesure, notamment à domicile, apparait donc comme particulièrement efficace dans l’optique de réduire les principales barrières à l’accès aux droits que sont le manque d’information, la complexité administrative et le stigmate associé au fait de demander une aide.
Malgré tout, l’efficacité d’un tel dispositif dépend étroitement des modalités des prestations sociales qu’il cherche à rendre plus accessibles ; or, l’adhésion des organes prestataires concernés à l’objectif de réduction du non-recours est loin d’être acquise. Il est par exemple apparu, dans des entretiens menés avec des gestionnaires de dossiers et responsables du service genevois des prestations complémentaires, que leur priorité reste davantage la lutte contre les abus aux prestations que contre le non-recours.
Cet accent mis sur l’objectif de prévenir les fraudes et abus a des conséquences sur la complexité des démarches à effectuer pour accéder aux prestations complémentaires, et donc sur les moyens qu’il faut mobiliser, au niveau local dans le cadre d’actions contre le non-recours, pour y faire face. Or, chaque commune n’est pas en mesure ou même désireuse d’allouer les ressources nécessaires à la mise en place d’un dispositif tel que celui présenté plus haut ; ce qui pose dès lors la question de l’équité territoriale au sein d’un canton où chaque citoyen et citoyenne possède les mêmes droits formels.
En conclusion, bien que les dispositifs mis en place au niveau local puissent produire les effets prometteurs relatés dans cet article, l’action contre le non-recours gagnerait de manière plus générale à être pensée de manière cohérente aux différents échelons institutionnels. L’aller-vers au niveau de l’action publique locale gagnerait encore en potentiel de réduction du non-recours s’il était accompagné d’une logique de faire-venir (simplification, harmonisation) au niveau des prestations sociales cantonales et fédérales.
Bibliographie
Eurofound (2015). Access to social benefits: Reducing non-take-up. Publications Office of the European Union.
Hümbelin, Olivier (2019). Non-Take-Up of Social Assistance : Regional Differences and the Role of Social Norms. Schweizerische Zeitschrift für Soziologie. Revue suisse de sociologie, 45, 7‑35.
Hümbelin, Olivier ; Richard, Tina ; Schuwey, Claudia ; Luchsinger, Larrissa & Fluder, Robert (2021). Nichtbezug von bedarfsabhängigen Sozialleistungen im Kanton Basel-Stadt.
Janssens, Julie ; Van Mechelen, Natascha (2022). To take or not to take? An overview of the factors contributing to the non-take-up of public provisions. European Journal of Social Security, 24(2), p. 95-116.
Lovey, Max (2024, unpublished). Du droit formel au droit réel : le non-recours et les actions pour le réduire au prisme des capabilités. Thèse de doctorat.
Marc, Céline ; Portela, Mickaël ; Hannafi, Cyrine ; Le Gall, Rémi ; Rode, Antoine ; Laguérodie, Stéphanie (2022). Quantifier le non-recours aux minima sociaux en Europe : Un phénomène d’ampleur qui peine à susciter le débat. Les dossiers de la DREES, 94, 64.
Mazé, Amélie ; Rode, Antoine (2019). Adapter l’aide et l’action sociales des collectivités territoriales. In P. Warin (Éd.), Agir contre le non-recours aux droits sociaux : Scènes et enjeux politiques.