Analyse de la situation économique de la population : identification des ménages à faibles revenus

Philippe Wanner, Roxane Gerber
  |  25 février 2022
    Recherche et statistique
  • La société
  • Pauvreté
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Une nouvelle étude, publiée par l’OFAS, apporte une image claire de la situation économique de la population suisse. En 2015, un ménage sur six devait subsister avec de faibles ou de très faibles ressources financières. Cette problématique touche surtout les ménages monoparentaux, mais aussi les indépendants, les travailleurs agricoles, les personnes avec un niveau de formation modeste et les ressortissants de pays non européens.

En un coup d’œil

  • L’Office fédéral des assurances sociales (OFAS) publie une analyse de la situation économique de la population en âge d’activité et à l’âge de la retraite. Celle-ci se base sur un ensemble exhaustif de données fiscales, issues de registres et de relevés provenant de différentes sources.
  • En 2015, le revenu médian d’un ménage s’établissait à 63 470 francs par an en Suisse. Cela veut dire que 50 % des ménages percevaient un revenu supérieur et 50 % un revenu inférieur à ce montant.
  • Un ménage sur six devait subsister avec de faibles ou de très faibles ressources financières.
  • Les groupes à risques sont les ménages monoparentaux (essentiellement ceux dirigés par une femme et avec des enfants en bas âge), les personnes exerçant une activité indépendante, les employés agricoles, les personnes avec une formation modeste et les ressortissants de pays non européens.)

Alors que la situation économique des ménages en Suisse fait l’objet de nombreux questionnements, l’analyse de données fiscales appariées avec d’autres registres et enquêtes (statistique WiSiER, voir aussi Wanner 2019) fournit d’importants éléments de réponses. Ces données apportent une image quasi-exhaustive de la situation économique des ménages, en y intégrant des informations sur les différentes sources de revenus et sur la fortune. Dans le cadre d’un rapport de recherche de l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS) (Wanner/Gerber 2022), nous avons mesuré la situation financière des ménages suisses en 2015, identifié les principaux groupes à risques et analysé les facteurs à l’origine de situations précaires.

Dans cet article, nous présentons une évaluation générale de la situation financière des ménages suisses en 2015 avant d’identifier ceux présentant de faibles ou de très faibles ressources financières. Cette identification permettra, dans une partie conclusive, de discuter les champs d’actions à privilégier pour éviter ces situations.

La situation financière des ménages

La composition des ménages suisses peut être identifiée à partir de la statistique STATPOP et en tenant compte des personnes cohabitant dans le même logement et de leurs liens familiaux. Les revenus de ces ménages sont disponibles dans les registres fiscaux et sont complétés en y ajoutant des éléments non imposables (aide sociale cantonale, prestations complémentaires, allocations pour impotents), ainsi qu’une partie – 5 % – de la fortune rapidement mobilisable. Les revenus annuels totaux peuvent ensuite être transformés en revenus équivalents en divisant ces revenus annuels par un facteur reflétant la taille et l’âge des membres du ménage. A partir de ces revenus équivalents, différents seuils ont été définis. Ici, nous en utilisons deux : le seuil correspondant à 50% du revenu équivalent médian des ménages (revenu mensuel inférieur à 2640 francs, soit 31 730 francs annuels en 2015) des ménages dont le seuil correspond à 60% du revenu médian (faibles ressources financières, soit 3170 francs mensuels ou 38 080 francs annuels).

Au total, 1 435 431 ménages privés soumis à une imposition ordinaire (à l’exclusion des impositions à la source ou à la dépense), dont au moins un des membres est âgé de 25 ans ou plus et pour lesquels la structure familiale est connue ont été analysés. Parmi ces ménages, 8,6 % se situent au-dessous du seuil de très faibles ressources financières et 16,8 % au-dessous du seuil de faibles ressources financières. Alors que les actifs présentent des proportions de très faibles ressources financières légèrement plus élevées que les retraités (9,1 % contre 7,7 %), ces derniers sont plus souvent concernés par de faibles ressources (50 % à moins de 60% du revenu équivalent, 13,9 % contre 6,1 %).

D’une manière générale, les couples sans enfant présentent une situation financière plus favorable (seuls 4,2 % de ces ménages présentent de très faibles ressources financières, une proportion qui varie entre 3,2 % et 5,2 % selon le statut marital (voir graphique G1). Les ménages monoparentaux dirigés par une femme, sont par contre dans une situation beaucoup moins favorable (22,5 % au-dessous du seuil de 50 %, auxquels s’ajoutent 12,4 % de femmes dans une situation de faibles ressources). Les ménages composés d’un couple avec enfant(s) présentent des proportions intermédiaires. Cependant, lorsqu’ils ne sont pas mariés, ces couples sont dans une situation plutôt précaire (12,0 % présentant de très faibles ressources financières), ce qui s’explique en partie par le fait que ces ménages sont en moyenne relativement jeunes et pas toujours bien insérés sur le marché du travail. Les couples mariés avec enfant(s) s’en sortent mieux (7,6 %).

Les ménages individuels se caractérisent également par une situation défavorable comparativement à la moyenne, avec 10,2 % de ménages sous le seuil de très faibles ressources financières pour les femmes dans cette configuration (contre 10,7 % pour les hommes). Les résultats indiquent donc que les ménages non constitués d’un couple, et notamment ceux dirigés par des femmes, sont les plus à risque d’être précarisés.

Le cas spécifique des ménages monoparentaux

Si la situation des ménages monoparentaux dirigés par une femme est globalement préoccupante, c’est encore plus le cas pour les plus jeunes d’entre eux : en effet, lorsque la mère est âgée entre 25 et 29 ans, près de la moitié (46,8 %) sont dans une situation de très faibles ressources financières ; dans la classe d’âges 30 à 34 ans 37,3 % sont dans ce cas (voir graphique G2). Puis, cette proportion diminue progressivement pour passer au-dessous de 15 % dès 55 ans. Comparativement, les ménages monoparentaux dirigés par un homme sont moins souvent dans cette situation (entre 22,2 % et 9,3 % et selon la classe d’âge). Notons que les ménages monoparentaux masculins sont peu nombreux, notamment avant l’âge de 35 ans, ce qui nécessite une certaine prudence dans l’interprétation des résultats.

Une explication à cette tendance est le frein que constituent les enfants les plus jeunes pour une activité professionnelle rémunérée permettant de dépasser le seuil de très faibles ressources : lorsque le plus jeune enfant du ménage est âgé de moins de 5 ans, 39,1 % de ménages monoparentaux dirigés par une femme se situent au-dessous de ce seuil (et 15,0 % supplémentaires dans la catégorie des faibles ressources). Par contre, lorsque les enfants sont adultes, ils peuvent à la fois être une source complémentaire de revenus et par leur autonomie libérer du temps à la mère pour sa propre activité professionnelle. Pour cette raison, la proportion de ménages au-dessous du seuil de 50 % du revenu médian passe à 11 % lorsque l’enfant le plus jeune est âgé de 20 à 24 ans. Un lien similaire, quoique moins marqué, entre l’âge du plus jeune enfant et le niveau des ressources financières s’observe aussi chez ménage monoparentaux masculins.

L’état civil, qui informe sur la trajectoire familiale de la mère, joue aussi un rôle important. Ainsi, lorsque la monoparentalité suit un veuvage, 10,4 % des ménages monoparentaux féminins se retrouvent sous le seuil de très faibles ressources financières (voir graphique G3). Cette proportion est largement inférieure à celles observées pour les femmes présentant d’autres états matrimoniaux (divorcées 19,2 %, célibataires 29,0 %). La situation financière plus favorable des ménages concernés par le veuvage s’explique bien entendu par l’apport des rentes de la prévoyance sociale pour ces ménages.

D’autres types de ménages à faibles revenus

Parmi les types de ménages présentant de (très) faibles ressources financières figurent en premier lieu les couples avec trois enfants et plus. Bien que leur revenu annuel médian soit légèrement supérieur à celui des couples avec un ou deux enfants (132 000 francs, contre 120 000 et 129 000 francs respectivement), ces familles présentent un risque accru de se trouver dans une telle situation : le taux de très faibles ressources financières est de 14,6 % pour les couples mariés en présence de trois enfants, contre 6,4 % pour ceux n’ayant qu’un enfant (voir graphique G4). Cette situation s’explique évidemment par le fait que les allocations en faveur des enfants ne couvrent pas les charges en lien avec les enfants. Plus le nombre d’enfants est élevé, plus ceux-ci deviennent un facteur d’appauvrissement.

Les ménages d’âge actif d’une nationalité non européenne (36,1 %) et d’une nationalité européenne hors UE/AELE – majoritairement des ressortissants des Balkans (25,5 %) – sont aussi des ménages plus fréquemment touchés par de très faibles ressources financières. Comparativement aux ménages suisses, ceux originaires de l’UE/AELE présentent également une proportion plus élevée de très faibles ressources financières (11,2 % contre 7,5 %), tandis que les ménages multinationaux sont 14,1 % à être dans ce cas. Les ménages hors UE/AELE ont une structure par âge plus jeune que les ménages suisses ou de l’UE/AELE, ce qui influence leurs revenus. Il est aussi probable que leur insertion professionnelle soit plus compliquée que pour les ménages suisses ou de l’UE/AELE, notamment pour les partenaires arrivés en Suisse dans le cadre d’un regroupement familial. La population d’origine étrangère est aussi précarisée après la retraite (72,0 % des Européens hors UE/AELE et 52,6 % des non-Européens sont au-dessous du seuil des 60 %), en raison d’une prévoyance vieillesse constituée sur une période professionnelle écourtée en Suisse, qui conduit la majorité de ce groupe dans une situation de faibles ressources financières (entre 50 % et 60 % du revenu médian).

Les ménages disposant d’un revenu d’une activité indépendante uniquement sont également concernés par un risque accru de très faibles ressources. En ayant à l’esprit qu’ils sont soumis à des revenus pouvant fluctuer d’une année à l’autre et qu’ils disposent d’une marge de manœuvre plus importante que les salariés pour optimiser fiscalement la déclaration de leurs revenus, il est intéressant de constater que la situation financière des indépendants est précaire, avec 28,5% d’entre eux dans une situation de très faibles ressources (contre 6,1% pour les ménages salariés et 7,7% pour les ménages disposant de revenus de l’activité à la fois salariée et indépendante). Les indépendants présentent cependant une très importante diversité de situations financières, avec des ménages dans disposant de très faibles revenus qui côtoient d’autres ménages particulièrement aisés.

Sortir de la précarité ?

L’identification des groupes présentant des faibles revenus, à l’aide des données WiSiER, a pour but de servir de base de réflexion concernant les actions à entreprendre pour éviter ces situations ou pour en sortir. Des analyses comparant la situation des ménages entre 2012 et 2015 indiquent que le fait de quitter une situation de vulnérabilité financière n’est pas rare, puisque 25% des ménages ont réussi à sortir d’une situation de faibles ou très faibles ressources financières.

Cette mobilité ascendante, comme la mobilité descendante (passage à un statut de [très] faibles ressources financières) est liée à différents éléments de la vie familiale et professionnelle, dont les principaux ayant pu être attestés sont présentés au tableau ci-dessous. Certains de ces facteurs peuvent influencer à très long terme la situation financière. Bien entendu, d’autres facteurs non mesurables sont susceptibles d’intervenir également.

En relation avec la situation préoccupante des ménages monoparentaux dirigés par une femme, l’impact d’une interruption professionnelle ou le passage à une activité à temps partiel afin de concilier vie professionnelle et vie familiale devrait attirer l’attention sur la nécessité de mesures financières en lien avec la maternité et la garde des enfants. De même, la situation des populations d’origine étrangère interroge sur les conséquences du parcours migratoire sur les conditions de vie durant la vie active et, plus tard, à la retraite. Ces différents éléments étant documentés statistiquement, il appartient désormais aux politiques sociales de formuler des mesures susceptibles d’y répondre.

Bibliographie

Office fédéral des assurances sociales (2022). Situation économique des personnes en âge d’activité et à l’âge de la retraite (WiSiER). (site Internet, consulté le 14.1.2022).

Wanner, Philippe ; Gerber, Roxane (2022) : La situation économique de la population en âge d’activité et à l’âge de la retraite ; Berne : OFAS. Rapport de recherche no 1/22.

Wanner Philippe (2019) : Préparation d’une base de données sur la situation économique des personnes en âge d’activité et à l’âge de la retraite (WiSiER ; Berne : OFAS. Rapport de recherche  no 4/19.

Professeur ordinaire à l’Institut de démographie et socioéconomie, Université de Genève
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M.S. in Socioeconomics, Assistante / candidate au doctorat à l'Institut de démographie et socioéconomie de l'Université de Genève
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