Madame Donzallaz, vous faites partie des 50 personnes ayant l’expérience de la pauvreté qui ont élaboré les contours du projet de « Conseil pour les questions de pauvreté » en Suisse. Comment vous êtes-vous retrouvée à participer à ce projet ?
J’ai déjà participé à différents projets traitant des questions de pauvreté avec Sophie Guerry et Caroline Reynaud qui sont professeures à la Haute École de travail social à Fribourg. Notamment en 2018, je suis intervenue, en tant que tributaire de l’aide sociale, dans un projet pilote pour former les futurs assistants et éducateurs sociaux. Depuis, quand ces deux chercheuses me proposent un nouveau projet, je suis toujours partante, sachant qu’elles sont très engagées.
« Il est beaucoup question des devoirs et des obligations et pas forcément des droits de la personne en situation de pauvreté »
Pourquoi avoir accepté de vous engager ?
D’un point de vue personnel, cela donnait un sens à ce que j’ai vécu, à mon passage à l’aide sociale. Avant d’être concernée, j’ignorais tout des personnes ayant recours à l’aide sociale, des lois correspondantes et des contraintes. En vivant cette situation, j’ai souffert de la violence institutionnelle. Il est beaucoup question des devoirs et des obligations et pas forcément des droits de la personne en situation de pauvreté. Le sentiment de perdre sa dignité, sa liberté, mais également son libre arbitre est très présent. M’engager dans le projet de Conseil m’a permis de redevenir actrice de ma vie, c’est très stimulant, valorisant et enrichissant. C’est aussi l’opportunité de faire entendre les voix des personnes concernées par la pauvreté au travers de la mienne et de renouer des contacts sociaux.
Concrètement, en quoi consistait votre participation ?
Les rencontres se sont faites sous forme d’ateliers, de brainstorming et d’échanges animés parfois. J’ai beaucoup apprécié les contacts avec de nombreuses personnes de différents horizons – travail social, recherche, politique, expérience de pauvreté – avec des parcours et des positions variés. Nous avons principalement abordé les questions d’intégration des personnes concernées, des ressources à disposition et des priorités. Il était aussi important de rendre durable la participation de toutes et tous.
Y a-t-il un point précis qui était prioritaire pour vous ?
Secrètement, il me tenait à cœur de permettre l’accès à une aide juridique. Pour ma part, j’ai essayé de défendre mes droits moi-même. Mais on ne s’improvise pas avocat. Dans le cadre du projet de Conseil, la question de l’accès à la justice n’était pas centrale dans les ateliers, même si indirectement elle a été abordée d’une manière ou d’une autre.
À la suite de ces travaux réunissant personnes avec l’expérience de la pauvreté et professionnels du domaine, quel bilan tirez-vous ? Est-ce qu’il y a un avant et un après pour vous ?
Oui, je pense vraiment qu’il y a un avant et un après, même si j’essaie de rester lucide. J’ai pu constater qu’il y a pour certains politiques et travailleurs sociaux une réelle volonté de s’engager et de chercher des solutions. Ce qui est vraiment rassurant et encourageant. Je suis convaincue que ces travaux seront utiles et que le Conseil pourra se concrétiser.
« Qui de mieux placé que les personnes concernées pour parler de leur réalité ? »
De manière générale, en quoi la participation des personnes concernées est-elle un plus pour les projets de lutte contre la pauvreté ?
Qui de mieux placé que les personnes concernées pour parler de leur réalité ? Certains politiques prônent une diminution du budget d’aide sociale en estimant qu’il suffit largement pour vivre ou considèrent que c’est un « oreiller de paresse ». Sans être concerné, il est difficile de se rendre compte que l’aide sociale permet à peine de survivre et à quel point l’isolement social qui résulte de cette situation est dramatique. On attend des personnes concernées qu’elles se déplacent, qu’elles soient flexibles, qu’elles présentent bien, mais tout cela est irréalisable sans autonomie financière.
La décision de la mise en place du Conseil pour les questions de pauvreté pourrait tomber à la fin de l’année. Que diriez-vous au Conseil fédéral pour le convaincre de sa nécessité ?
En Suisse, il est difficile de délier les cordons de la bourse et les questions sociales ne sont pas une priorité. Pourtant, je crois en ce projet : il a un sens. Pour moi, il y a urgence : les écarts se creusent entre riches et pauvres. Il faut passer à la vitesse supérieure. Si la Suisse, l’un des pays les plus riches du monde, n’est pas capable d’avoir un système de sécurité sociale qui tienne la route, qui peut le faire ? Et puis la Suisse est un état de droit et l’accès à la sécurité sociale fait partie des droits fondamentaux.
Je dirais aussi qu’il est urgent d’inclure les personnes concernées par la pauvreté, car elles sont les mieux placées pour saisir les enjeux et savoir ce qu’est le quotidien d’une personne qui doit choisir entre le yoghourt et la salade au moment de faire ses courses.
Et pour aller dans le sens de la politique actuelle, j’ajouterais qu’il est finalement moins onéreux de cibler et mettre en place des mesures de prévention de la pauvreté que de payer les conséquences de mesures-alibis. Cela contribuerait à faire baisser les coûts de la sécurité sociale.
Êtes-vous positive par rapport à l’importance accordée aux questions de pauvreté ? Est-ce que la Suisse est sur la bonne voie ?
J’estime qu’on en prend le chemin et que le mouvement est positif. Mais il est encore un peu tôt de parler de prise de conscience. Les idées foisonnent, mais leur concrétisation passe par un financement. C’est cette étape qui pose problème et je crains d’entendre dire qu’il manque de l’argent.
Que faudrait-il faire ?
Il faudrait agir de manière plus ciblée et inclure davantage les personnes concernées. Faut-il rappeler que personne ne choisit d’être pauvre ? La plupart du temps, la raison est structurelle et non personnelle. De plus, les a priori ont malheureusement la vie dure et il n’est pas rare que les personnes bénéficiaires de l’aide sociale soient assimilées à des fraudeurs. Ce genre de préjugé équivaut à dire que tous les politiciens sont corrompus.
Si le Conseil pour les questions de pauvreté voit le jour, auriez-vous envie d’y siéger ?
Je suis très confiante sur le fait qu’il verra le jour. J’aimerais beaucoup y siéger. J’ai en moi cette révolte qui me porte et ce serait un moyen pragmatique et efficace de contribuer à faire évoluer la situation.
Rapport « Conseil pour les questions de pauvreté en Suisse »
Commandé par la Plateforme nationale contre la pauvreté, un rapport de recherche propose de mettre en place un Conseil pour les questions de pauvreté en Suisse. Une telle structure permettrait d’intégrer l’expertise des personnes ayant l’expérience de la pauvreté dans le débat sociopolitique. Le rapport a été élaboré dans le cadre d’un processus participatif réunissant plus de cinquante personnes ayant l’expérience de la pauvreté et leurs organisations, ainsi que des professionnels de tous les niveaux fédéraux.