La protection sociale des indépendants est-elle suffisante ?

Selon la Constitution fédérale, les indépendants doivent également pouvoir bénéficier d’une protection sociale. Jusqu’où elle doit aller fait l’objet d’une controverse politique.
Stella Boleki
  |  29 juin 2023
    Droit et politique
  • Indépendants
Jusqu’où doit aller la protection sociale des indépendants ? Une physiothérapeute à Zurich (Keystone)

En un coup d’œil

  • La protection sociale des indépendants est moins bonne que celle des salariés.
  • Nombre d’interventions parlementaires se penchent sur la protection sociale des indépendants, mais leur objectif va parfois dans la direction opposée.
  • Seul un consensus politique permettra de trouver une solution adéquate.

Les indépendants et les salariés ne sont pas sur un pied d’égalité en termes de protection sociale. Ainsi, les travailleurs indépendants ne sont pas assurés contre le chômage. Et s’ils souhaitent s’assurer contre une perte de gain due à une maladie ou à un accident, il existe certes des solutions, mais elles peuvent s’avérer coûteuses. Quant aux salariés, ils sont eux protégés par l’obligation de continuer à verser le salaire à laquelle est tenu leur employeur –souvent couverte par une assurance collective d’indemnités journalières.

Les indépendants peuvent certes s’affilier à une assurance-accidents facultative, mais ils n’obtiennent une couverture d’assurance équivalente à celle des salariés que s’ils gagnent plus de 66 690 francs par an (état 2023). De plus, ils doivent payer eux-mêmes les primes pour couvrir les accidents professionnels. Pour les salariés, c’est l’employeur qui les prend en charge.

Il n’y a pas non plus d’obligation légale d’assurance en matière de prévoyance professionnelle. Les indépendants peuvent certes s’assurer volontairement, mais l’offre est limitée. Auprès de la Fondation institution supplétive LPP, ils peuvent tout du moins s’assurer conformément aux exigences de la prévoyance professionnelle obligatoire, pour autant qu’ils réalisent un revenu annuel d’au moins 22 050 francs (état 2023). L’offre n’est toutefois que peu utilisée : en 2020, selon un rapport du Conseil fédéral, seuls 537 indépendants étaient affiliés à la fondation. De nombreux indépendants, en particulier ceux qui n’emploient pas de personnel et réalisent de petits mandats faiblement rémunérés, n’ont pas les moyens de financer un 2e pilier et ont par conséquent moins de capital-vieillesse épargné à la retraite.

La Constitution exige une protection sociale pour tous

Au vu de ce traitement défavorable des indépendants, il y a lieu de se demander si la protection que la Suisse leur accorde est une manière acceptable de remplir son mandat constitutionnel.

En vertu de la Constitution fédérale, la Confédération et les cantons s’engagent à ce que « toute personne soit assurée contre les conséquences économiques de l’âge, de l’invalidité, de la maladie, de l’accident, du chômage, de la maternité, de la condition d’orphelin et du veuvage. » En tenant compte de la responsabilité individuelle, tous doivent pouvoir bénéficier de la sécurité sociale.

En fin de compte, la réponse est politique. En effet, la formulation générale des normes constitutionnelles programmatiques offre une certaine marge de manœuvre pour leur application.

Nombreuses interventions et rapports de postulat

Sans surprise, les partis qui mettent à l’agenda la politique sociale demandent une protection plus complète des indépendants dans le droit des assurances sociales. Et les associations interprofessionnelles estiment elles aussi que des améliorations sont nécessaires. Ainsi, en 2022, une initiative populaire (retirée depuis) visant la couverture par l’État de la perte de gain des indépendants en cas de nouvelle épidémie (initiative sur les dédommagements), a été lancée par une association créée à cette fin et dont font notamment partie Suisseculture et Gastrosuisse.

À l’opposé, des voix politiques libérales exigent un renforcement du statut d’indépendant dans le cadre de la transformation numérique et des nouveaux modèles commerciaux qui l’accompagnent.

Dans leurs interventions, les défenseurs d’une plus grande autonomie des parties demandent notamment davantage de sécurité juridique. Ainsi, pour répondre à la question de savoir si une personne est considérée comme salariée ou indépendante, il convient – selon une motion du conseiller national PLR Philippe Nantermod – de tenir compte du type de contrat choisi par les parties (contrat de travail ou mandat) : l’auteur de la motion estime que les autorités classent trop rapidement les prestataires de services dans la catégorie des salariés, ce qui limite leur liberté contractuelle. Le conseiller national PVL Jürg Grossen veut, par le biais d’une initiative parlementaire, inscrire la « volonté des parties » comme troisième critère de détermination du statut dans la loi fédérale sur la partie générale du droit des assurances sociales. Actuellement, le statut est évalué selon les critères de la dépendance économique et du risque entrepreneurial. Une motion du conseiller national Andrea Caroni (Groupe libéral-radical) poursuit un objectif similaire.

Récemment, les nombreuses interventions parlementaires sur la protection sociale des indépendants ont conduit le Conseil fédéral à se pencher à plusieurs reprises sur la question. Il a notamment analysé la situation des indépendants en matière de prévoyance professionnelle et il a examiné la possibilité d’une flexibilisation dans le droit des assurances sociales en raison de l’augmentation du nombre de travailleurs de plateforme (« Flexi-Test »). Et actuellement, suite à un postulat de la conseillère aux États du Centre Marianne Maret, il se penche sur la protection sociale des acteurs culturels, qui exercent souvent une activité indépendante.

Enfin, à l’automne 2022, par la voie d’un postulat de Benjamin Roduit (le Centre), le Conseil national a chargé le Conseil fédéral de faire « une analyse globale des modalités de couverture sociale des indépendants ». Dans un rapport, il se penchera sur les lacunes et sur les possibilités d’améliorer la situation.

La Sàrl, une solution ?

Alors que les acteurs politiques tirent dans différentes directions, les personnes concernées tentent de s’en sortir par leurs propres moyens en trouvant le type d’entreprise qui leur convient.

Les indépendants et ceux qui sont en passe de le devenir disposent d’une marge de manœuvre pour mieux se prémunir contre certains risques. Certains créent une entreprise (par ex. une Sàrl) et deviennent leur propre employeur. On les appelle des travailleurs occupant une position assimilable à celle d’un employeur. Ils bénéficient de la même couverture d’assurance-accidents que les autres salariés et sont obligatoirement affiliés à une institution de prévoyance. En matière d’assurance-chômage, ces personnes paient certes des cotisations salariales et patronales, mais elles ne peuvent pas faire valoir la même protection complète en termes de prestations que les autres travailleurs.

Les cotisations sociales obligatoires rendent la création d’une entreprise onéreuse et il est concevable que cette forme d’entreprise ne convienne pas aux personnes actives dans des secteurs à faible marge bénéficiaire.

Le modèle délicat du portage salarial

Cette situation parfois insatisfaisante a entraîné l’apparition de prestataires ingénieux qui promettent aux indépendants un soi-disant modèle unique d’engagement et de facturation, ainsi qu’une couverture d’assurance. Ces prestataires disposent souvent d’une autorisation de location de services et offrent aux indépendants une plateforme salariale. Mais du point de vue du droit de la sécurité sociale, ce modèle du portage salarial est problématique.

Si un contrat de travail attribue aux travailleurs indépendants le statut de salariés, ils risquent cependant de se voir refuser les prestations d’assurance en cas de chômage ou d’accident, parce que les institutions d’assurance ne reconnaissent pas ce statut.

Le statut des personnes actives (salarié ou indépendant) a donc des répercussions indéniables sur leur protection sociale. Selon la loi en vigueur, les parties ne peuvent pas choisir elles-mêmes ce statut. C’est ce qu’a également relevé un récent arrêt du Tribunal fédéral concernant la société de transport Uber. Le tribunal a estimé que les chauffeurs qui proposent leurs services via la plateforme Uber sont des salariés du point de vue du droit des assurances sociales et non des indépendants comme le prétendait Uber.

Une question de volonté politique

Comment résoudre ces tensions ? Les analyses en cours du Conseil fédéral montrent que les indépendants en Suisse ne constituent pas un groupe homogène. Le besoin de protection des personnes à faibles revenus est sans aucun doute plus élevé que celui des personnes à revenus élevés. Les premiers n’ont souvent pas les moyens de contracter une assurance volontaire et les conditions d’accès sont restrictives.

Après une analyse des besoins et des bases constitutionnelles en partie existantes – notamment en matière de prévoyance professionnelle, d’assurance-maladie et ‑accidents ainsi que d’assurance-chômage –, il faudrait, dans un deuxième temps, créer dans chacune de ces lois une base pour que les indépendants disposent d’une meilleure protection sociale.

Mais, comme évoqué plus haut, c’est une question de volonté politique. Est-il possible de trouver une solution politique susceptible de réunir une majorité ? Compte tenu de l’évolution fulgurante du monde du travail et des nouvelles activités lucratives que permet désormais le numérique, est-il temps d’adapter la protection sociale des indépendants et de certaines catégories de travailleurs ? Ces questions continueront d’occuper les politiciens et l’administration pendant un certain temps.

Juriste, Cotisations AVS/AI/APG, Office fédéral des assurances sociales (OFAS)
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