Pour une politique efficace de lutte contre la pauvreté en Suisse

La Confédération, les cantons et les communes ne prennent pas assez au sérieux la lutte contre la pauvreté. La Suisse a besoin d’objectifs politiques contraignants.
Aline Masé
  |  21 novembre 2024
    OpinionRecherche et statistique
  • Pauvreté
Les enfants qui grandissent dans une famille monoparentale sont particulièrement exposés à la pauvreté. (Conradin Frei/Caritas)

En un coup d’œil

  • La Suisse compte plus de 1,3 million de personnes qui vivent à la limite du seuil de pauvreté ou en dessous.
  • Les familles, et donc les enfants, sont particulièrement vulnérables.
  • La Confédération, les cantons et les communes doivent développer une stratégie commune contre la pauvreté, avec des objectifs mesurables et des mesures contraignantes.

En 2022, plus de 1,3 million de personnes en Suisse étaient pauvres ou en passe de le devenir. Près d’un sixième de la population percevait donc un revenu bien en dessous de la moyenne. Un peu plus de 700 000 personnes n’atteignaient pas le minimum vital de l’aide sociale. Selon l’Office fédéral de la statistique (OFS), nombre d’entre elles vivent dans un ménage disposant d’au moins un revenu d’une activité lucrative.

Travailler réduit certes fortement le risque de pauvreté, mais n’offre pas une garantie suffisante. Un bas salaire, un emploi à temps partiel ou des rapports de travail atypiques, comme le travail sur appel rémunéré au salaire horaire, mènent souvent à la précarité.

Beaucoup d’enfants sont aussi touchés : en moyenne, trois enfants par classe vivent dans un ménage qui peut à peine leur offrir le strict nécessaire. Les enfants qui grandissent au sein d’un ménage monoparental (en général avec leur mère, mais parfois avec leur père) sont particulièrement vulnérables, selon l’OFS. C’est dramatique, car les enfants pauvres sont plus souvent confrontés, une fois adultes, à la précarité financière ou aux problèmes de santé.

Mais être pauvre ne signifie pas seulement avoir trop peu d’argent pour vivre. Le manque de ressources financières s’accompagne souvent d’autres limitations ou d’un manque d’opportunités. Si l’on prend la formation comme exemple, on constate que les adultes en situation de précarité ont rarement la chance de pouvoir suivre une formation continue, car ils ne peuvent assumer ni le coût de cette formation, ni la perte de revenu que celle-ci occasionne. Nombre de personnes concernées souffrent par ailleurs de problèmes de santé. Il faut en particulier ne pas sous-estimer la charge psychique qu’engendre la précarité.

Une définition restrictive du seuil de pauvreté

En Suisse, la pauvreté est définie de manière très stricte. En 2022, selon l’OFS, la valeur moyenne du seuil de pauvreté se situait à 2284 francs par mois pour une personne seule. Pour une famille de quatre personnes, il s’élevait à 4010 francs. Ce montant doit suffire à financer le logement, les repas, les vêtements, les transports, la tenue du ménage, le téléphone portable et l’Internet, l’entretien personnel, la formation et les loisirs.

Le seuil de pauvreté est fixé en fonction des dépenses du groupe de revenu le plus faible, soit 10 % de la population. Cette définition part de l’hypothèse que ce montant suffit à mener une vie digne.

Selon Caritas Suisse, il s’agit d’un raisonnement circulaire dangereux : si ces ménages dépensent aussi peu, c’est bien parce qu’ils n’ont pas plus. Cela ne veut pas dire pour autant qu’ils ont suffisamment. Une chose est sûre : ce montant ne permet pas de prendre pleinement part à la société. Sortir boire un café ou emmener toute la famille à la piscine n’arrive que rarement et uniquement au prix de sacrifices dans d’autres domaines.

 

Les familles particulièrement touchées

Même les ménages qui vivent juste au dessus du seuil de pauvreté n’ont pas assez pour vivre. Et de nombreuses familles sont dans cette situation, comme le montre une enquête de la Haute école spécialisée bernoise commandée par Caritas Suisse : augmenter le seuil de pauvreté du canton de Berne de 500 francs doublerait le nombre de personnes considérées comme pauvres. En clair, cela signifie que de très nombreux ménages vivent dans la précarité juste en dessus de ce seuil, et il s’agit majoritairement de familles (Hümbelin et Lehmann 2022).

Sans surprise, les familles s’en tirent nettement moins bien que les ménages sans enfant : les enfants coûtent, mais ne peuvent pas contribuer au revenu. Avoir des enfants signifie avoir besoin d’un logement plus grand, payer plus de primes d’assurance-maladie, de nourriture, de vêtements, etc. À cela s’ajoutent les frais de garde : soit les parents doivent assumer les coûts élevés de l’accueil extrafamilial pour enfants, soit un des parents, en général la mère, réduit fortement son taux d’occupation. Dans les deux cas, le revenu disponible diminue.

Une bonne politique familiale pourrait y remédier. Mais en Suisse, les prestations sociales destinées aux familles sont faibles et les frais de crèche très élevés.

Logement et assurance-maladie : des facteurs de pauvreté

La pauvreté n’est pas un problème personnel, mais structurel. L’inégalité des chances dans le système de formation, les emplois précaires, les prix des crèches ou les mesures d’économie des assurances sociales sont autant de facteurs qui poussent de nombreuses personnes vers la précarité. Ces dernières années, la hausse du coût de la vie, et notamment celle des primes d’assurance-maladie et des loyers, a augmenté la pression sur le revenu disponible. Pour de nombreux ménages, et notamment pour les familles, ces coûts ne sont plus supportables.

Caritas le constate bien à travers ses offres. Les ventes des épiceries Caritas ont augmenté de près d’un tiers entre 2021 et 2023. La demande en denrées alimentaires de base a été particulièrement forte. Les demandes de consultations sociales et scolaires et de soutien financier ont aussi nettement augmenté. Nombre des personnes concernées ont déjà des primes d’assurance-maladie impayées. Dans le canton du Jura, Caritas a aidé en 2023 plus de 20 % de personnes de plus qu’en 2022, dont un grand nombre pour la première fois. La situation est similaire dans d’autres régions.

Politique de la pauvreté : une véritable priorité

L’art. 12 de la Constitution fédérale accorde à toutes les personnes résidant en Suisse le droit de vivre dans la dignité et de recevoir les moyens pour y parvenir. De plus, l’art. 41 stipule que la Confédération, les cantons et les communes s’engagent pour des conditions de travail et des opportunités de formation équitables, des logements appropriés et l’accès à la santé, et protègent en particulier les familles et les enfants. Par ailleurs, en adoptant l’Agenda 2030, la Suisse s’est engagée en faveur d’un développement durable : l’objectif 1 vise à éliminer la pauvreté de moitié au moins avant 2030.

Malgré tout, la politique de la pauvreté n’est toujours pas une priorité en Suisse, comme le montrent les points suivants :

  • Ces dix dernières années, la pauvreté a gagné du terrain en Suisse. Trop de personnes, et notamment d’enfants, vivent à la limite ou en dessous du seuil de pauvreté.
  • Près d’un tiers de toutes les personnes ayant droit à l’aide sociale renoncent à ce soutien. C’est un véritable problème pour les personnes concernées et pour l’État social. Pour l’instant, trop peu d’efforts sont faits pour y remédier.
  • La Suisse ne dispose d’aucune stratégie nationale de lutte contre la pauvreté prévoyant des mesures et des objectifs contraignants. La Plateforme nationale contre la pauvreté est un instrument de coordination très utile, mais qui ne peut adopter de mesures contraignantes.
  • La Stratégie pour le développement durable 2030 et ses plans d’action, soit la mise en œuvre de l’Agenda 2030 de l’ONU en Suisse, ne fixe ni priorité ni mesures de lutte contre la pauvreté, alors que l’Agenda 2030 prévoit clairement que le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté doit être réduit de moitié.
  • On dispose de trop peu de données fiables sur la pauvreté en Suisse. Quelques cantons ont commencé à faire un état des lieux sur la base des données fiscales appariées. Malheureusement, ils restent en minorité. Et seuls quelques-uns ont pris des mesures concrètes sur la base des analyses.

La politique de la pauvreté est une tâche transversale classique qui concerne tous les échelons de l’État et presque tous les domaines politiques. C’est ce qui la rend si complexe. C’est pourquoi il est vital que tous les acteurs soient bien coordonnés. Il est réjouissant de voir que, lors de la session d’automne 2024, le Parlement, en adoptant une motion de la conseillère nationale du parti socialiste Estelle Revaz, a chargé le Conseil fédéral de reconduire la Plateforme nationale contre la pauvreté, de la doter de ressources suffisantes et d’adopter une stratégie nationale contre la pauvreté.

La Confédération, les cantons et les communes doivent à présent développer une stratégie commune de lutte contre la pauvreté qui comprenne des objectifs mesurables et des mesures contraignantes. Ils montreront ainsi qu’ils prennent au sérieux leur responsabilité envers toutes les personnes en Suisse qui ont du mal à joindre les deux bouts.

Bibliographie

Hümbelin, Oliver; Lehmann, Olivier Tim (2022). Schätzung der Zahl der Menschen in finanziell schwierigen Lebenslagen knapp oberhalb der Armutsgrenze. Haute école spécialisée bernoise.

Responsable du Service Politique sociale, Caritas Suisse
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