Une assurance contre le risque du chômage des indépendants n’est pas réalisable

Les personnes exerçant une activité indépendante doivent assumer elles-mêmes le risque entrepreneurial. Telle est la conclusion à laquelle parvient le Conseil fédéral dans un rapport rédigé en réponse à un postulat sur la sécurité sociale des indépendants.
Stella Boleki
  |  06 décembre 2024
    Droit et politique
  • Assurance-chômage
  • Indépendants
Les indépendants doivent continuer à supporter eux-mêmes le risque de perte de revenus. (Alamy)

En un coup d’œil

  • Le Conseil fédéral vient de publier un rapport sur la sécurité sociale des indépendants.
  • Instaurer une assurance-chômage pour les indépendants présenterait de grosses difficultés d’ordre actuariel.
  • C’est aux indépendants de supporter eux-mêmes le risque entrepreneurial.

Comment garantir aux indépendants une meilleure sécurité sociale ? C’est la question à laquelle le Conseil fédéral a tenté de répondre dans un rapport publié en décembre 2024, rédigé suite à un postulat du conseiller national du Centre, le valaisan Benjamin Roduit.

Le rapport a analysé s’il était possible de protéger les indépendants contre le risque de perte de revenu lié à une baisse d’activité due à un manque de commandes, autrement dit contre le risque de chômage, et comment y parvenir. Rappelons qu’à ce jour, les indépendants n’ont pas la possibilité de souscrire une assurance-chômage facultative.

Notons également que le rapport ne porte pas sur les personnes occupant une position assimilable à celle d’un employeur. En effet, du point de vue des assurances sociales, une personne qui dirige sa propre entreprise est considérée comme salariée. C’est de cette catégorie de personnes que se préoccupe l’initiative parlementaire du conseiller national libéral-radical zurichois Andri Silberschmidt, qui demande donc qu’elles soient mieux assurées en cas de chômage. Le Conseil fédéral a néanmoins rejeté l’initiative car il a jugé le potentiel d’abus trop élevé.

Le risque entrepreneurial trop compliqué à assurer

Le rapport en réponse au postulat le montre : il est presque impossible d’assurer le risque entrepreneurial des indépendants, c’est-à-dire la perte de revenu due à un manque de commandes pouvant entraîner le chômage. Il y a à cela deux explications.

Dans le cas d’une assurance facultative, il y a danger de sélection adverse (adverse selection) des risques. Faute d’informations suffisantes pour évaluer le risque à assurer, les assureurs devraient fixer une prime standard élevée pour couvrir l’intégralité des coûts. Les indépendants dont le volume de commandes – et donc d’activité – est stable auraient tendance à ne pas s’assurer car la prime serait trop élevée pour eux. En revanche, les indépendants dont le volume de commandes est incertain et donc, le risque de baisse d’activité élevé, s’assureraient, ce qui déclencherait un cercle vicieux d’augmentation des primes et de perte d’intérêt pour l’assurance, même pour les « mauvais » risques.

La deuxième explication tient dans le risque moral (moral hazard) intrinsèque tant dans les assurances facultatives que dans les assurances obligatoires : les assurés se sachant couverts ont tendance à modifier leur attitude parce ce qu’ils se savent protégés en cas de sinistre. Par conséquent, ils ne font pas les mêmes efforts pour éviter les sinistres ou pour en réduire l’impact que s’ils n’étaient pas assurés. Comme les indépendants ont la maîtrise de la conduite de leurs affaires, ce phénomène peut représenter pour eux des incitations inopportunes et un danger d’abus inhérents au système. Parce qu’elles n’ont aucun moyen de contrôle, les assurances ne peuvent que difficilement savoir si les pertes de revenu sont dues aux variations de la conjoncture ou à un manque de pugnacité de la part des assurés.

Quelles sont les approches adoptées à l’étranger ?

Établir un comparatif international n’est pas chose aisée. En effet, dans certains pays, la couverture contre le risque de chômage est financée en partie par l’impôt, ce qui est contraire au principe de l’assurance. Dans d’autres pays, l’assurance-chômage des indépendants n’est obligatoire que pour certaines branches d’activité.

Dans ce contexte, la comparaison des systèmes de 15 états européens a permis d’établir que seuls deux des pays analysés (l’Espagne et l’Irlande) disposent d’une assurance-chômage obligatoire pour les indépendants, et que deux autres pays (l’Allemagne et l’Autriche) ont une assurance-chômage facultative. Quant aux autres pays, ils n’ont pas d’assurance-chômage pour les indépendants mais garantissent des prestations aux demandeurs d’emploi ayant acquis des droits découlant de rapports de travail antérieurs.

Tous les États sont confrontés aux problèmes de risque moral et de sélection adverse des risques évoqués plus haut. Ils y remédient par des mesures diverses, tout en cherchant à éviter les incitations inopportunes :

  • Obligation de mettre fin à l’activité indépendante avant de percevoir des prestations : la plupart des pays exigent que les indépendants mettent entièrement fin à leur activité avant de leur octroyer les prestations accordées aux demandeurs d’emploi.
  • Limitation de la couverture d’assurance : certains pays limitent la couverture d’assurance en réduisant le montant des indemnités journalières par rapport à celui des salariés, ou en en limitant la durée de perception, ou encore en rallongeant la durée de cotisation.
  • Prestations indépendantes du revenu : quelques-uns des pays analysés fournissent une protection d’assurance indépendante du revenu effectivement réalisé, soit en offrant une garantie de base uniforme, soit en laissant l’indépendant choisir le montant du revenu assuré. Un système basé sur des forfaits (cotisations et prestations) simplifie en principe la mise en œuvre. C’est ainsi que fonctionnent actuellement l’Autriche et l’Allemagne. L’Espagne était dotée d’un tel système jusqu’en 2023, mais celui-ci n’a pas réussi à convaincre : la plupart des assurés choisissaient une couverture minimale qui ne correspondait pas au revenu effectivement perçu.

Une charge administrative accrue

L’expérience des pays étrangers montre qu’un mécanisme de contrôle est indispensable pour éviter les abus. Un tel mécanisme génère un coût et une charge administrative supplémentaires pour les assurances. Le contrôle du respect de la réglementation mobilise beaucoup de ressources. Pour les indépendants, les limitations de la couverture d’assurance réduisent le rapport coût/utilité.

Même si la Suisse dispose d’une base constitutionnelle qui permettrait la mise en place d’une assurance-chômage pour les indépendants, les difficultés de mise en œuvre évoquées précédemment et la charge administrative élevée annihilent les avantages d’une telle couverture.

Une solution envisageable pour la Suisse serait d’intégrer cette couverture sociale dans le régime des allocations pour perte de gain. Comme le montre le rapport, ce modèle présenterait cependant les mêmes inconvénients, à savoir une grande complexité administrative et un risque considérable d’incitations inopportunes.

Le syndicat Syndicom a mis au point un modèle de perte d’activité pour les indépendants se proposant de contraindre les assurés et leurs clients à constituer une réserve financière qui permettrait aux indépendants de traverser les périodes de « vaches maigres ». Si ce modèle permet de réduire les incitations inopportunes, la nécessité de constituer une réserve individuelle et le délai d’attente de trois ans à observer avant d’avoir droit aux prestations le rendent peu attractif.

La Sàrl, une solution ?

En conclusion, on peut dire que le rapport en réponse au postulat Roduit a mis en lumière les obstacles et les difficultés de mise en œuvre d’une assurance-chômage pour les indépendants, sans proposer de mesures particulières. Les indépendants doivent continuer de supporter eux-mêmes les risques de perte tout comme les opportunités de gain que comporte leur activité. Ceux qui profitent des années florissantes pour se constituer des réserves sont bien avisés : ces réserves les aideront à traverser les périodes creuses sans devoir mettre fin à leur activité. Si toutefois ils décident, peu après le début de leur activité, d’y mettre fin, ils peuvent actuellement déjà bénéficier, à certaines conditions, de prestations de l’assurance-chômage en tant que demandeurs d’emploi.

Au vu des enseignements du rapport, il y a lieu de se demander si la situation des indépendants ne serait pas meilleure s’ils choisissaient de se constituer en Sàrl ou en société anonyme. En effet, s’ils ont le statut d’employé de leur propre entreprise, ils sont mieux protégés contre le risque de chômage, et sont obligatoirement couverts par l’assurance-accident, ainsi que la prévoyance professionnelle. Cette solution garantit une sécurité sociale complète, mais elle apporte aussi son lot de contraintes financières et juridiques.

Il reste à savoir si le législateur suisse saura trouver des solutions de sécurité sociale applicables aux indépendants. Les débats autour de cette question sont chargés d’une complexité économique et politique, et les tentatives pour y répondre ont jusque-là démontré que le chemin vers une solution viable est entravé de nombreux obstacles.

Juriste, Cotisations AVS/AI/APG, Office fédéral des assurances sociales (OFAS)
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