Droits de l’enfant : vers la création d’une institution indépendante en Suisse

En Suisse, il n’existe pas d’institution indépendante de défense des droits de l’enfant (IIDE), comme le prescrivent les Principes de Paris de l’ONU. Une telle entité aurait le grand avantage de faire participer les enfants.
Roberta Ruggiero, David Lätsch, Paula Krüger
  |  15 décembre 2023
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En Suisse, la participation des enfants dans le domaine des droits de l'enfant est insuffisante. (Alamy)

En un coup d’œil

  • Une étude examine plusieurs modèles européens d’institution indépendante de défense des droits de l’enfant (IIDE).
  • En Suisse, la création d’une IIDE serait un moyen d’assurer proactivement les droits de l’enfant.
  • Dans ce domaine, la participation des enfants est un enjeu important.

Les institutions indépendantes de défense des droits de l’enfant (IIDE) se sont développées rapidement dans le monde entier au cours des trois dernières décennies. Leur création a été soutenue par l’adoption de la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant (CDE) en 1989, la diffusion des pratiques participatives et la croissance du plaidoyer en faveur des droits de l’enfant (Ruggiero 2020).

Selon le Comité des droits de l’enfant, les IIDE sont des organisations publiques mandatées par la loi qui représentent un enfant ou un groupe d’enfants et agissent dans leur intérêt supérieur. Elles fonctionnent comme un intermédiaire entre les enfants et les autorités publiques ou privées aux niveaux national et infranational. Généralement, les IIDE jouent à la fois un rôle réactif, en fournissant des solutions en cas de violation des droits, et une fonction proactive, constituée de toutes les mesures préventives pour réduire la probabilité de violations futures (Ruggiero 2020).

En raison de leurs spécificités, les IIDE exercent leur mandat dans un processus d’échange « à double sens » avec et pour les enfants. Elles fonctionnent comme une institution « au milieu » faisant la liaison entre les enfants et la société, et entre le niveau national et international (Ruggiero et Hanson 2020).

Le mandat idéal d’une IIDE comprend sept tâches : législation et politique ; tâches quasi-judiciaires et médiation ; surveillance du respect par l’État de ses obligations envers les droits de l’enfant ; rapport sur les conditions des enfants et la mise en œuvre de la CDE ; éducation, promotion et sensibilisation aux droits de l’enfant ; participation des enfants, ainsi que mise en réseau.

En outre, lorsqu’il s’agit de comprendre le fonctionnement des IIDE, quatre dimensions doivent être prises en compte : la structure, le mandat, l’accessibilité aux enfants et l’indépendance. Tout en suivant le cadre législatif international qui établit les normes des IIDE, les États parties disposent d’une grande autonomie pour décider de la structure et des tâches de ces institutions (Ruggiero 2020).

Principes de Paris non respectés

En Suisse, il n’y a actuellement pas d’IIDE. Cela a pour conséquence que la Suisse ne respecte pas les Principes de Paris des Nations Unies régissant les institutions nationales indépendantes de défense des droits de l’homme (INDH), indique le Comité des droits de l’enfant dans ses observations finales sur les cinquième et sixième rapports périodiques combinés de la Suisse en 2022. Notre pays ne répond pas non plus aux recommandations pour la mise en œuvre du troisième Protocole facultatif à la CDE qui établissent une procédure de présentation de communications avec une entité (généralement une IIDE) pour le mettre en œuvre et le rendre opérationnel (CFEJ 2020).

En, le Parlement a adopté une motion du Conseiller aux États Ruedi Noser (PLR/ZH) pour remédier à cette situation. Sur mandat de l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS), le Centre interfacultaire en droits de l’enfant de l’Université de Genève, l’Université des sciences appliquées de Zurich et l’Université des sciences appliquées et des arts de Lucerne, ont réalisé une étude qui présente les caractéristiques de l’IIDE pour la Suisse (Ruggiero et al. 2022).

Les expériences européennes

L’étude a examiné plusieurs modèles d’IIDE dans six pays européens : Belgique, Autriche, Royaume-Uni, France, Allemagne et Italie. Les IIDE de ces pays prennent un large éventail de formes, allant d’organisations indépendantes et autonomes au niveau régional à celles intégrées dans une INDH ou une organisation nationale, parfois avec des initiatives régionales. Par exemple, les IIDE de Belgique, d’Autriche et du Royaume-Uni sont des institutions autonomes et indépendantes qui coexistent au niveau régional, alors que l’IIDE en France est intégrée à une INDH nationale, avec des bureaux au niveau local composés primordialement de volontaires. En Italie, l’IIDE est une institution nationale autonome qui coexiste avec des institutions autonomes au niveau régional, tandis qu’en Allemagne elle est une institution nationale avec quelques activités au niveau local.

Toutes les IIDE ne couvrent pas toutes les tâches précitées. Les IIDE de Belgique et de France se concentrent sur le mandat quasi-judiciaire, alors que celles privées d’Allemagne et d’Autriche sont axées sur la médiation. Celle d’Italie n’a pas de mandat quasi-judiciaire du tout et se concentre principalement sur le contrôle de la conformité de l’Etat.

Les IIDE étudiées mettent en œuvre, à des degrés divers, les mandats liés à l’établissement de rapports sur la situation des enfants et la mise en œuvre de la CDE, l’éducation, la promotion des droits de l’enfant et la sensibilisation. La participation des enfants est prise en compte, mais n’est pas toujours explicitement mentionnée dans la législation définissant leur mandats.

La nature des IIDE joue un rôle clé dans leur indépendance. Les institutions publiques établies par la loi et qui rendent compte aux organes parlementaires sont considérées comme plus indépendantes que les institutions privées sans base légale ou les institutions publiques établies par les ministères. Ceci est bien reflété dans le cas des IIDE en Autriche et en Allemagne, qui suivent ces derniers modèles, et qui, en raison de leur manque d’indépendance, ne sont pas conformes aux normes internationales et ne remplissent pas les conditions requises pour rejoindre le Réseau européen des IIDE (ENOC).

Suisse : lacunes identifiées

En ce qui concerne le contexte suisse, l’étude a cartographié et analysé les activités de 203 acteurs. Environ la moitié d’entre eux sont publics, un quart s’identifient comme privés et 18 % déclarent appartenir à la catégorie parapublique. La plupart des organisations (58 %) représentées dans l’échantillon opèrent au niveau cantonal, tandis que 39 % sont actives au niveau national. Les autres opèrent à plus d’un niveau.

L’étude met en évidence des lacunes majeures dans le système suisse, telles que le manque d’installations adaptées aux enfants dans tous les types d’organisations, la participation limitée des enfants et le manque d’argent, de temps et de personnel qualifié pour que les organisations puissent pleinement exercer leur rôle dans la promotion et la protection des droits de l’enfant. Par exemple, en ce qui concerne la spécialisation du personnel sur les droits de l’enfant, les répondants mentionnent que, bien que les droits de l’enfant soient maintenant largement connus, les professionnels investissent toujours peu de temps pour parler aux enfants et n’ont toujours pas de culture globale des droits de l’enfant. En outre, compte tenu du manque de reconnaissance des droits de l’enfant par la société et les autorités publiques, les tribunaux sont encore trop axés sur les intérêts et les droits des parents.

Les résultats montrent qu’en Suisse, les activités associées à une IIDE sont simultanément réalisées et réparties entre un grand nombre d’acteurs publics, parapublics et privés. Pour les tâches liées à la législation et à la politique, au suivi et à l’établissement de rapports, ainsi qu’à la promotion de la participation des enfants, les activités sont réalisées à tous les niveaux. En revanche, les tâches quasi-judiciaires sont davantage concentrées aux niveaux cantonal et local. Ces tâches, ainsi que la surveillance du respect par l’État de ses obligations envers les droits de l’enfant et l’établissement de rapports sur la situation des enfants sont moins souvent fournies que les autres familles de tâches.

Trop réactif

En ce qui concerne la mise en œuvre des droits de l’enfant en Suisse, les experts interrogés ont souligné que les organisations ne font pas assez pour promouvoir la compréhension de ces droits auprès du public et des professionnels. Il y a aussi un manque de suivi et d’évaluation factuels en raison du peu de données sur la situation des enfants. En outre, les personnes interrogées ont souvent indiqué que les activités en Suisse étaient trop réactives, répondant aux violations des droits de l’enfant qui s’étaient déjà produites, et que l’on ne faisait pas assez en termes de prévention.

Par rapport à la motion Noser, 46 % des répondants y étaient favorables sans réserve, 32 % y étaient favorables mais avaient une réserve et 5 % n’étaient pas favorables. Le reste se dit incertain.

Les réserves les plus fréquemment mentionnées étaient liées au processus de mise en œuvre au niveau cantonal, à l’accessibilité pour les enfants et aux compétences envisagées dans le cadre de la motion qui n’incluaient pas, par exemple, le traitement des plaintes individuelles ou la collecte de données sur le bien-être des enfants.

Un regard vers l’avenir

L’étude souligne l’importance de la création d’une IIDE en Suisse en tant qu’entité qui anticipe et traite les risques de manière proactive et répond de manière réactive aux violations des droits humains des enfants tout en donnant de la crédibilité à l’engagement de la Suisse envers le troisième Protocole facultatif à la CDE. Non seulement la future IIDE a le potentiel d’être une institution à haute valeur ajoutée en raison de sa mission, mais elle apporte également la perspective de générer de l’innovation en raison de sa structure participative, adaptée aux enfants.

La mise en place de l’IIDE pourrait remettre en question les perceptions conventionnelles sur l’amélioration des performances et le mode de pensée centré sur les adultes sans nécessairement compromettre la gouvernance. Elle pourrait même la renforcer avec une meilleure compréhension des besoins des enfants et une anticipation proactive des risques de futures violations de leurs droits. Par conséquent, elle a un fort potentiel pour contribuer à la diffusion et au renforcement de la compréhension publique et professionnelle des droits de l’enfant.

De plus, le futur mandat de l’IIDE pourrait englober des nouveautés et combler des lacunes par exemple en matière de législation et politiques consacrées aux enfants ou de système quasi-judiciaire (y compris la médiation et l’examen des plaintes individuelles). La surveillance du respect par l’État de ses obligations internationales, la participation des enfants et la mise en réseau pourraient aussi en bénéficier.

Pour mener à bien ces tâches, la future IIDE en Suisse devrait fonctionner comme un catalyseur capable de collaborer avec un large éventail d’acteurs. En d’autres termes, sa création n’enlèverait pas les responsabilités des acteurs existants, mais contribuerait plutôt à lier le système, à améliorer sa réponse et sa performance. En outre, comme cela a été le cas dans d’autres pays, si une IIDE est établie avec succès, elle contribuera à combler les lacunes dans la gouvernance et les processus de suivi des politiques, des pratiques, des interventions et des mécanismes, et à garantir que les effets des politiques et des pratiques sur les droits des enfants sont compris et reconnus.

Échange « à double sens »

Selon l’étude, le risque de doublon n’est pas élevé, car même si plusieurs acteurs contribuent déjà de manière substantielle à soutenir la protection et la promotion des droits de l’enfant en Suisse, ils ne couvrent pas l’ensemble des droits reconnus dans la CDE. De plus, la plupart d’entre eux ne suivent pas l’échange « à double sens » dans leurs interactions avec les enfants. Cette approche est la principale valeur ajoutée et la nouveauté que la future IIDE apportera au contexte suisse.

Enfin, conformément aux normes internationales, les États parties jouissent d’une autonomie considérable pour décider de la composition et des fonctions de leurs IIDE. Il s’agit sans aucun doute d’un atout permettant aux États d’adapter les IIDE en fonction de leur structure de gouvernance et de leur contexte. La Suisse, comme les autres États européens, doit créer son propre modèle pour s’adapter au mieux à la réalité nationale. L’étude propose quelques modèles prospectifs. Ceux-ci sont destinés à soutenir la réflexion et à mettre en évidence les risques que chaque modèle pourrait comporter.

En Suisse, l’IIDE doit inclure des caractéristiques qui permettent une représentation et un engagement substantiels et efficaces des cantons tout en ayant une forte coordination centralisée qui permet une harmonisation à travers le pays. Par conséquent, elle doit être le fruit de discussions collaboratives aux niveaux régional, cantonal et fédéral, y compris une grande consultation nationale avec les enfants.

Consultation sur le renforcement des droits de l’enfant

Le 15 décembre 2023, le Conseil fédéral a mis en consultation une modification d’ordonnance :  il veut confier à une organisation nationale pour les droits de l’enfant, la mission d’informer et de conseiller les autorités, et de mettre en réseau les nombreux acteurs du domaine aux niveaux fédéral, cantonal et communal.

Bibliographie

CFEJ (2020). Création d’un bureau national de médiation pour les droits de l’enfant en Suisse : document de référence. Département fédéral de l’intérieur (DFI).

Ruggiero, Roberta (2020). Children’s Ombudsperson/Commissioners for Children’s Rights. In Cook, Daniel Thomas (Ed.), The SAGE Encyclopedia of Children and Childhood Studies (pp. 483). Sage.

Ruggiero Roberta ; Hanson, Karl (2020). Independent children’s human rights institutions ‘in the middle’ between local and global perspectives. Societies Without Borders, 14(1), 1–15.

Ruggiero, Roberta ; Lätsch, David ; Krüger  Paula ; Nehme, Simon ; Mitrovic, Tanja ; Quehenberger, Julia (2023). Institution indépendante de défense des droits de l’enfant en Suisse: état des lieux et actions à entreprendre, étude mandatée par l’OFAS. Aspects de la sécurité sociale. Rapport de recherche no 2/23.

Chargée de cours, Institut de travail social et droit, Université des sciences appliquées et des arts de Lucerne
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Chargé de cours, Institut de l'enfance, de la jeunesse et de la famille, Université des sciences appliquées de Zurich (ZHAW)
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Chargée de cours, Institut de travail social et droit, Université des sciences appliquées et des arts de Lucerne
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