En un coup d’œil
- Une étude réalisée à l’intention de l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS) montre des besoins de renforcer la connaissance et la coordination pour prévenir les cyber-délits sexuels à l’encontre des mineurs.
- Ce décalage entre connaissances et besoin de prévention est encore plus marqué pour les phénomènes plus récents comme le cyber grooming, la sextorsion et le live-streaming de pédopornographie.
- L’étude a formulé dix recommandations à l’attention des acteurs du système suisse engagés dans la lutte contre ces phénomènes.
La communication entre humains se transpose toujours plus dans la sphère numérique où l’envoi de photos et vidéos, ainsi que la réalisation de vidéo en direct se multiplient. Ces nouvelles technologies numériques créent des moyens et des opportunités supplémentaires pour commettre des actions répréhensibles. Alors qu’auparavant une personne malveillante allait rôder près des écoles ou des places de jeux, aujourd’hui elle peut aussi entrer en contact avec des mineurs en restant derrière un écran. Du fait de leur jeune âge, et parfois d’un manque de maturité, les enfants et les jeunes ne sont pas conscients et ne reconnaissent pas les dangers qu’ils peuvent rencontrer sur Internet et les médias sociaux. Selon l’étude « JAMES » de l’Université des sciences appliquées de Zurich ZHAW (Külling et al. 2022), 96 % des jeunes interrogés de 12 à 13 ans possèdent un téléphone portable et l’utilisent – tous les jours ou plusieurs fois par semaine – notamment pour aller sur les réseaux sociaux (84 %), surfer sur Internet (72 %), ou envoyer des photos/films (58 %).
Face à ces défis, une question se pose : comment innover en matière de prévention et de lutte ?
Le présent article résume les principaux résultats et recommandations d’une étude scientifique mandatée par l’Office fédéral des assurances sociales OFAS (Caneppele et al. 2022). Cette étude a pour objectif d’apporter une vision d’ensemble des acteurs et des initiatives entreprises dans le domaine de la protection des enfants et des jeunes contre les cyber-délits sexuels. Le mandat s’est focalisé sur quatre comportements en ligne : la production ou distribution de matériel pédopornographique via Internet, le cyber grooming, la sextorsion, et le live-streaming d’actes d’ordre sexuel (voir encadré).
Quatre cyber-délits sexuels
- la production ou distribution de matériel pédopornographique via Internet, incluant notamment les représentations de contenus sexuels, focalisées sur les organes sexuels d’un enfant et ayant pour but de susciter une excitation sexuelle ;
- le cyber grooming – ou pédopiégeage – consistant à entrer en contact avec un enfant sur Internet à des fins sexuelles ;
- la sextorsion consistant à faire chanter l’enfant suite à l’acquisition de matériel numérique de type sexuel, comme le fait de se procurer des photos osées d’un mineur au travers de réseaux sociaux ;
- le live-streaming d’actes d’ordre sexuel consistant à diffuser en direct des actes d’ordre sexuel effectués par l’enfant lui-même ou par une personne tierce sur l’enfant.
Au niveau méthodologique, la littérature scientifique récente a été analysée afin d’établir des connaissances générales sur les phénomènes investigués. L’analyse de la littérature grise a permis d’identifier des pratiques en Suisse et dans d’autres pays. Ensuite, un questionnaire en ligne adressé à une pluralité d’institutions suisses a apporté une perspective plus locale sur les mesures implémentées et les collaborations. 134 institutions ont répondu au questionnaire, dont 45 sont actives dans le domaine de la protection des mineurs contre la cyberdélinquance. Enfin, 11 entretiens ont été menés avec des experts – provenant de Suisse et d’ailleurs – pour mettre en lumière des pistes d’amélioration des pratiques existantes.
Phénomènes difficiles à saisir
En raison du caractère relativement récent de la cybercriminalité et des problèmes de représentativité des données policières – celles-ci apportant qu’une vue partielle de la criminalité réelle –, il est difficile de mesurer la cybercriminalité et d’établir une vision claire de l’ampleur et des caractéristiques de ce type de comportements criminels. Il est donc prématuré de mettre en évidence des caractéristiques, surtout pour des phénomènes récents où les connaissances académiques et des experts, de même que les dénonciations aux autorités policières restent anecdotiques.
En l’état actuel, les statistiques policières suisses sur la cybercriminalité sexuelle présentent une majorité de victimes mineures de sexe féminin et une prédominance de personnes prévenues d’âge adulte et de sexe masculin (Office fédéral de la Statistique 2022). Les comportements les plus reportés sont dans l’ordre les actes de pornographie interdite, le grooming, la sextorsion et le live-streaming.
Alors que la Suisse manque de données, de nombreuses études principalement anglo-saxonnes portent sur la consommation de pédopornographie. En revanche, le cyber grooming, la sextorsion et le live-streaming ont fait l’objet de moins d’études.
Multiples acteurs
Une pluralité d’acteurs s’est saisie des questions liées aux cyber-délits sexuels en Suisse, dont les établissements scolaires, les autorités étatiques (gouvernements et corps de police), les associations et fondations, et les entreprises privées de télécommunication. Ces acteurs traitent le sujet avec des perspectives différentes.
L’étude indique plutôt une approche en silo au détriment d’une approche transversale. Mise à part dans le domaine policier où la coopération internationale s’est fortement développée pour lutter contre l’exploitation sexuelle des mineurs sur Internet, des marges d’amélioration subsistent dans les collaborations entre les acteurs.
86 mesures de protection identifiées
L’étude a répertorié 86 mesures existantes en Suisse pour protéger les mineurs. Plus de la moitié de ces initiatives sont implémentées ou rendues accessibles à une échelle cantonale, voire locale. Conformément à la structure de la Suisse, les mesures disponibles en Suisse alémanique sont plus nombreuses que les mesures conçues pour la Romandie ou la Suisse italienne.
Les mesures peuvent être regroupées en quatre catégories : les mesures préventives, techniques, policières et juridiques. La plupart des mesures détectées sont axées sur la prévention, étant donné qu’elles sont plus souvent rendues publiques que les mesures policières ou techniques. Ces mesures préventives s’adressent principalement aux enfants et aux jeunes (suivi par les parents) d’une part, et aux (potentielles) victimes d’autre part. La prévention destinée aux individus en vue d’empêcher le passage à l’acte ou la récidive est manifestement insuffisante.
Au niveau des modalités, la majorité des mesures identifiées prennent la forme de formation (ex. cours de sensibilisation) ou de mise à disposition d’informations et de conseils (ex. sites Internet, brochures, etc.) que l’on peut qualifier de mesures plutôt traditionnelles. L’étude constate aussi l’implémentation de mesures dissociées qui ne sont pas systématiquement coordonnées entre elles, du fait notamment que les acteurs ne s’organisent pas toujours en réseau.
Bonnes pratiques difficiles à identifier
Il est difficile d’établir quelles sont les mesures les plus efficaces, car les évaluations scientifiques sur les programmes de prévention sont très pauvres. C’est un constat général que l’on peut faire sur les programmes de prévention, et encore plus en lien avec la cybercriminalité qui est un phénomène relativement récent. En outre, dans un cadre d’initiatives dispersées, il demeure difficile de produire de la connaissance sur l’efficacité et, par conséquent, d’identifier des bonnes pratiques.
Même si les experts ne peuvent s’assoir sur les résultats d’évaluation scientifique, ils ont partagé certains éléments pouvant influencer selon eux la réussite d’une initiative. Tout d’abord, la répétition des messages de prévention est importante dans le sens où plus les mesures sont réitérées, plus il y a de chances qu’elles atteignent leurs objectifs. Ils estiment aussi qu’il faut impliquer les mineurs dans la prévention et utiliser les mêmes canaux de communication qu’eux.
Améliorer la connaissance et la coordination
Que peut faire la Suisse pour répondre à ces phénomènes de cyber-délits sexuels à l’encontre des mineurs ? Il faut d’abord mener des recherches scientifiques afin d’améliorer les connaissances – plus particulièrement sur le cyber grooming, la sextorsion et le live-streaming. Ce savoir apporterait une plus-value évidente dans la conception de mesures de prévention en adéquation avec l’évolution des phénomènes en Europe.
Renforcer la coordination entre les acteurs du domaine de la protection des mineurs est aussi recommandé par les auteurs de l’étude. Une stratégie de prévention à l’échelle nationale et le renforcement de réseaux ou de partenariats public-privé permettraient d’harmoniser la prévention et d’obtenir une vision plus exhaustive des pratiques, de leurs forces et faiblesses, et des pistes d’amélioration.
La prévention en matière de cybercriminalité étant une course à l’innovation, des mesures plus diversifiées sont également encouragées. En s’appuyant sur la nouvelle stratégie européenne pour un Internet mieux adapté aux enfants « Better Internet for Kids » (BIK+, Commission européenne 2022), une place plus importante pourrait être octroyée aux mineurs ou jeunes adultes (18-25 ans) dans la conception et l’application des mesures de prévention créant ainsi un processus de co-production, de partage de savoir et d’expériences par les pairs.
Approche globale
Pour maximiser la capacité d’action de la prévention, une approche holistique, qui couvre l’ensemble de l’environnement des enfants et des jeunes, est à privilégier. Il s’agit notamment de fournir les connaissances et les outils nécessaires aux enseignants et aux professionnels du milieu de la jeunesse pour accompagner au mieux les mineurs. Il s’avère aussi essentiel de soutenir le développement d’un réseau de soutien et d’aide (avec et sans option de traitement) pour les victimes et les personnes ayant une attirance sexuelle pour les mineurs ou ayant commis un délit sexuel en ligne à l’encontre des mineurs.
Enfin, en vue de pouvoir établir des bonnes pratiques, un savoir doit être généré à partir de la pratique. Dans cette perspective, la mise en œuvre de processus d’évaluation d’efficacité des programmes de prévention, tout comme l’implémentation d’outils de renseignements, de suivi (monitoring) et de détection de situation devraient être encouragés et soutenus. Ces démarches permettraient d’améliorer la vision des phénomènes et de développer des politiques de lutte plus performantes.
Bibliographie
Caneppele, Stefano ; Burkhardt, Christine ; Da Silva, Amandine ; Jaccoud, Lachlan ; Muhly, Fabian ; Ribeiro, Sandra (2022). Mesures de protection des enfants et des jeunes face aux cyber-délits sexuels étude ; mandatée par l’OFAS. Aspects de la sécurité sociale. Rapports de recherche n° 16/22.
Commission européenne (2022). Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions. Une décennie numérique pour les enfants et les jeunes : la nouvelle stratégie européenne pour un internet mieux adapté aux enfants. COM (2022), 212.
Gercke, Marco (2012). Understanding cybercrime: Phenomena, challenges and legal response. ITU Telecommunication Development Sector, septembre.
Külling, Céline ; Waller, Gregor ; Suter, Lilian ; Willemse, Isabel ; Bernath, Jael ; Skirgaila, Patricia ; Streule, Pascal ; Süss, Daniel (2022). JAMES – Jeunes, activités, médias – enquête Suisse. Zurich: Zürcher Hochschule für Angewandte Wissenschaften.
OFS (2022). Criminalité numérique : Modes opératoires de criminalité numérique et personnes lésées, Suisse, Année 2021. Tableau 19.02.09.01.03
Reep-van den Bergh, Carin M. M. ;Junger, Marianne (2018). Victims of cybercrime in Europe: a review of victim surveys. Crime Science, 7(5).