En un coup d’œil
- Pour pratiquer une prévention et une lutte « intégrées » contre la pauvreté des familles, les cantons doivent utiliser leurs structures de collaboration de manière encore plus ciblée, comme le montre une analyse du bureau de recherche Ecoplan.
- Les cantons devraient fixer des objectifs stratégiques transversaux en matière de prévention et de lutte contre la pauvreté des familles, procéder à des états des lieux réguliers et cultiver une collaboration intracantonale.
- L’implication systématique de familles faisant l’expérience de la pauvreté permet de garantir que les bases de pilotage cantonales incluent également les connaissances empiriques pertinentes.
En Suisse, bien que le niveau de vie de la population soit élevé, de nombreuses familles font face à des difficultés financières considérables. Il n’est pas rare que la pression financière s’accroisse après la naissance du premier enfant du fait que la mère réduit alors son taux d’activité (Bischof et al. 2023). La pauvreté touche de manière disproportionnée les ménages monoparentaux, les familles avec plusieurs enfants et les familles vivant dans des logements séparés.
Outre leur précarité et leurs difficultés matérielles, ces familles souffrent souvent d’isolement social et accèdent moins facilement à la formation, au travail rémunéré, à un logement convenable et aux soins médicaux. Pour améliorer leur situation sur le long terme, éviter la pauvreté intergénérationnelle et promouvoir l’égalité des chances des enfants, il faut non seulement accorder des aides financières, mais aussi apporter des allègements dans d’autres domaines de la vie.
Souvent, les offres de soutien destinées aux familles menacées ou touchées par la pauvreté et confrontées à des difficultés dans différents domaines de la vie sont insuffisantes, peu accessibles ou trop peu harmonisées. Pour soutenir ces familles de manière mieux ciblée et plus durable, il faut adapter les mesures à leurs besoins et en simplifier l’accès.
Comment les cantons peuvent-ils parvenir à mener une approche intégrée de la prévention et de la lutte contre la pauvreté des familles ? Telle est la question que nous avons abordée dans une étude réalisée pour le compte de la Plateforme nationale contre la pauvreté (Catena, Caviezel et Marti 2025). Cette étude fait suite à une enquête de 2017 qui montrait que de nombreuses communes souhaitaient, entre autres, qu’une activité plus stratégique et mieux coordonnée soit mise en place à l’échelon cantonal (Stutz et al. 2017).
Plus concrètement, nous étudions des exemples de coordination ayant un lien avec la prévention et la lutte contre la pauvreté des familles dans les cantons de Berne, Neuchâtel, Genève, Tessin et Thurgovie. Nous nous appuyons notamment sur des analyses documentaires, des interviews avec des experts ainsi que des ateliers menés dans chacun des cinq cantons avec des personnes ayant l’expérience de la pauvreté.
Policy Integration : une approche à privilégier
Dans cette étude, nous examinons des exemples de cas sous l’angle de l’approche Policy Integration (« intégration dans les politiques »). Ce concept théorique vise une réalisation plus efficace des objectifs par l’harmonisation et la coordination des mesures et des stratégies entre les unités administratives et les acteurs non gouvernementaux impliqués. Appliquée aux politiques cantonales de lutte contre la pauvreté des familles, cette approche montre où les cantons peuvent concentrer leurs efforts pour concevoir des mesures plus « intégrées » dans ce domaine.
Pour appliquer cette approche, un canton doit agir sur six points (voir encadré). Premièrement, acquérir une meilleure connaissance du groupe cible et de l’offre de prestations proposée sur son territoire. Deuxièmement, assurer l’ancrage stratégique des objectifs de prévention et de lutte contre la pauvreté des familles, de même que la coordination de leur réalisation. Troisièmement, adapter ses prestations aux besoins du groupe cible et en faciliter l’accès. Quatrièmement, collaborer de manière plus ciblée avec les acteurs cantonaux concernés. Cinquièmement, intégrer directement et systématiquement la perspective de l’expérience de la pauvreté. Et sixièmement, les cantons devraient recourir plus systématiquement à l’échange intercantonal au sein des structures déjà en place.
Éléments clés d’une prévention et d’une lutte intégrées contre la pauvreté des familles axées sur l’approche Policy Integration
- Analyser régulièrement la situation
- Relever régulièrement la situation du groupe cible et du paysage de l’offre
- Identifier les besoins en impliquant le groupe cible
- Harmoniser les objectifs des différents domaines politiques et leur assurer un ancrage stratégique
- Ancrer durablement et stratégiquement le mandat de prévention et de lutte « intégrées » et donc coordonnées contre la pauvreté des familles en impliquant les acteurs concernés – y compris celles ayant fait l’expérience de la pauvreté – et en mettant explicitement l’accent sur le groupe cible
- Coordonner les objectifs stratégiques entre les domaines politiques et les acteurs afin d’éviter les conflits d’objectifs
- Prestations adaptées aux besoins et faciles d’accès
- Orienter les prestations existantes en fonction des besoins des familles menacées ou touchées par la pauvreté et intégrer systématiquement leur perspective
- Faciliter l’accès aux prestations pour les familles menacées ou touchées par la pauvreté
- Faire de la collaboration intracantonale une réalité
- Entretenir activement la collaboration intracantonale en matière de prévention et de réduction de la pauvreté des familles
- Conférer force obligatoire aux rôles et aux tâches de cette collaboration
- Assurer la collaboration intracantonale en lui allouant des ressources cantonales
- Intégrer la perspective de l’expérience de la pauvreté
- Intégrer systématiquement la perspective des personnes ayant l’expérience de la pauvreté afin de proposer dans les cantons des prestations mieux adaptées aux besoins et plus faciles d’accès
- Renforcer les échanges intercantonaux
- Exploiter les structures en place pour approfondir et développer le dialogue sur les défis auxquels sont confrontés de nombreux cantons
- Encourager le partage continu de connaissances sur les approches cantonales coordonnées en matière de prévention et de lutte contre la pauvreté des familles
Source : concept de Policy Integration (voir par ex. Trein et al. 2023), adapté à la pauvreté des familles ; présentation : Ecoplan.
Exemples de coordination dans cinq cantons
En résumé, l’analyse axée sur l’intégration des politiques fait apparaître que, dans les exemples pratiques étudiés dans les cinq cantons, les thèmes de la pauvreté et de la famille sont rarement reliés sur les plans stratégique et opérationnel. Ainsi, à part les finances, de nombreux domaines de la vie n’y sont pas pris en compte. De ce fait, le soutien à apporter aux familles menacées ou touchées par la pauvreté est souvent fragmenté.
Dans certains cantons, il existe des structures de collaboration telles que des organes ou des commissions et, le cas échéant, un cadre légal favorisant la coordination. Ces structures devraient être utilisées de manière encore mieux ciblée afin de garantir une prévention et une lutte « plus intégrées » contre la pauvreté des familles.
Ci-après, nous présentons sur la base d’exemples à quoi pourrait ressembler une politique de lutte contre la pauvreté des familles suivant l’approche de Policy Integration.
Analyser la situation
Il est essentiel de connaître la situation des familles menacées ou touchées par la pauvreté ainsi que le paysage des prestations. Notre analyse montre que certains cantons établissent bel et bien des rapports sur la pauvreté ou des rapports sociaux, mais qu’il est rare que ces rapports soient régulièrement mis à jour. En se fondant sur la statistique de l’aide sociale, ils se concentrent principalement sur la situation financière de la population.
D’autres domaines importants de la vie, pertinents en raison des défis multidimensionnels de la pauvreté des familles, sont souvent ignorés. Certes, certains rapports cantonaux traitent de domaines partiels de la politique familiale, comme l’encouragement précoce ou la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle. En revanche, ils manquent à examiner de manière approfondie les nombreux défis liés à d’autres domaines de la vie, tels que le manque d’accès à l’éducation, à un logement adéquat ou aux soins de santé ainsi que l’exclusion sociale et les interactions qui en découlent. De plus, la perspective de l’expérience directe de la pauvreté est encore trop rarement intégrée dans ces rapports.
Par ailleurs, afin de déterminer quelles prestations destinées aux familles menacées ou touchées par la pauvreté font défaut ou ne sont pas suffisamment adaptées à leurs besoins, les cantons devraient recenser celles qui sont fournies sur leur territoire par des organismes non gouvernementaux. Une telle vue d’ensemble de l’offre, régulièrement mise à jour, est souvent absente. Une bonne approche est par exemple celle, adoptée par le forum tessinois Genitorialità, qui consiste à regrouper les offres destinées aux parents sur une même plateforme, ce qui en facilite notamment l’accès.
Ancrage stratégique des objectifs
Pour que les domaines de la pauvreté et de la famille débouchent sur une politique intégrée de lutte contre la pauvreté des familles, il convient de poursuivre des stratégies et des objectifs qui associent les deux domaines. Cette démarche nécessite une coordination politique et administrative qui, dans l’idéal, serait inscrite dans la loi. Des options de droit souple (telles que des décisions du Conseil d’État, des ordonnances ou les guides destinés aux communes) peuvent même suffire à apporter quelques pierres à l’édifice. Elles sont particulièrement efficaces lorsqu’elles encouragent les accords de collaboration entre les acteurs compétents dans les domaines politiques pertinents et que la perspective des familles faisant l’expérience de la pauvreté est prise en compte lors de leur élaboration. Organiser régulièrement des rencontres ou allouer des subventions à des activités de concertation et de coordination peut aussi amener des impulsions essentielles.
Sur le plan législatif, une loi cantonale d’harmonisation des prestations sociales, une loi sur la famille ou une loi sur l’aide sociale et la lutte contre la précarité qui prenne en compte les besoins des familles et vise à prévenir la pauvreté intergénérationnelle seraient autant d’exemples prometteurs. Plusieurs spécialistes des cinq cantons (interrogés dans le cadre de l’étude) soulignent toutefois que de telles approches ne font pour l’heure l’objet d’aucun mandat politique.
Prestations adaptées aux besoins et faciles d’accès
Des mesures sont plus « intégrées » (et donc plus efficaces) lorsqu’elles sont axées sur les besoins du groupe cible et qu’elles lui sont facilement accessibles. Pour mieux adapter les offres aux besoins des familles menacées ou touchées par la pauvreté, un canton a intérêt à intégrer plus systématiquement leur point de vue.
Afin que ces familles puissent y accéder plus facilement, il convient de mettre en place davantage d’approches à bas seuil. Un exemple est le centre d’accueil polyvalent Bureau d’information sociale du canton de Genève, qui offre à la population un aperçu des offres et des prestations sociales dans différents domaines de la vie. Un autre exemple est celui des « Guichets Sociaux Régionaux » dans le canton de Neuchâtel, où différentes prestations financières (avances sur pensions alimentaires, bourses d’études, réduction individuelle des primes et aide sociale économique) peuvent être sollicitées de manière groupée dans une seule demande.
Vivre la collaboration
L’ancrage stratégique des objectifs ne suffit pas tout à fait pour garantir une prévention et une lutte « intégrées » contre la pauvreté des familles. Il faut également entretenir sciemment la collaboration opérationnelle au niveau des unités administratives cantonales ainsi qu’avec d’autres acteurs pertinents, notamment les communes. Et il convient aussi de conférer force obligatoire aux rôles de la collaboration et de définir les attentes.
Notre analyse montre sans équivoque que les organes officiels et les autres formes de collaboration intracantonale ont besoin d’un mandat politique et de consacrer des ressources à la mise en œuvre. La collaboration doit être une réalité entretenue par tous les acteurs concernés. Elle ne peut se décréter spontanément en fonction des projets, ni reposer uniquement sur l’engagement de quelques personnes. Les cinq cantons examinés ont des conditions-cadre et des structures organisationnelles différentes, qui déterminent comment mettre en place une collaboration judicieuse entre les acteurs associés à la prévention et à la lutte contre la pauvreté des familles dans le canton.
Dans le canton de Neuchâtel par exemple, il existe le groupe de travail CIPOS (Coordination Interdépartementale de la Politique Sociale), qui fournit un cadre dans lequel des représentants de tous les départements échangent sur les mesures de politique sociale et font des propositions d’amélioration dans ce domaine, en vue d’assurer une meilleure cohérence et davantage de coordination des prestations de soutien. Le canton de Genève, quant à lui, dispose d’une commission de la famille qui assiste le Conseil d’État.
Perspective des personnes concernées
Dans une approche intégrée de la prévention et de la lutte contre la pauvreté des familles, il est crucial d’inclure directement et systématiquement la perspective de l’expérience de la pauvreté. Ladite perspective joue un rôle central pour mieux comprendre les défis auxquels sont confrontées les familles menacées ou touchées par la pauvreté, pour anticiper en continu les changements et, surtout, pour donner une voix aux familles.
Les exemples de cas analysés montrent que la perspective des familles ayant l’expérience de la pauvreté n’a parfois encore jamais été directement prise en compte. Constituent une grande exception les « Assises de la cohésion sociale » dans le canton de Neuchâtel, un processus de participation en plusieurs étapes visant à identifier les lacunes du système de soutien du canton et à élaborer des propositions d’optimisation.
Renforcer les échanges sur le plan intercantonal
Malgré des conditions-cadre différentes, les cinq cantons analysés sont parfois confrontés à des défis similaires. Les échanges intercantonaux visant à coordonner et à harmoniser les stratégies et les mesures de prévention et de lutte contre la pauvreté des familles sont encore insuffisants.
Afin d’approfondir et de développer ce dialogue, les structures mises en place aux niveaux intercantonal et national devraient être exploitées de manière encore plus systématique. Un tel procédé permettrait d’encourager le partage continu de connaissances sur les approches cantonales coordonnées en matière de pauvreté des familles.
Bibliographie
Catena, Rafaela ; Caviezel, Urezza ; Marti, Michael (2025) : Prävention und Bekämpfung von Familienarmut in den Kantonen. Abstimmung und Koordination von Massnahmen und Strategien. (en allemand, avec résumé en français). Étude mandatée par la Plateforme nationale contre la pauvreté 2019-2024.
Bischof, Severin ; Kaderli, Tabea ; Liechti, Lena ; Guggisberg, Jürg (2023). La situation économique des familles en Suisse. Die Bedeutung von Geburten sowie Trennungen und Scheidungen ; étude commandée par l’OFAS. Aspects de la sécurité sociale. Rapport de recherche no 1/23.
Stutz, Heidi ; Bannwart, Livia ; Abrassart, Aurélien ; Rudin, Melania ; Legler, Victor ; Goumaz, Margaux ; Simion, Mattia ; Dubach, Philipp (2017). Kommunale Strategien, Massnahmen und Leistungen zur Prävention und Bekämpfung von Familienarmut. Étude mandatée par le Programme national contre la pauvreté 2014–2018. Rapport de recherche 4/17.
Trein, Philipp ; Fischer, Manuel ; Maggetti, Martino ; Sarti, Francesco (2023) : Empirical research on policy integration: a review and new directions, Policy Sciences, 56, 1, 29–48.