- Bischof, vous avez analysé l’impact d’événements comme les naissances, les séparations et les divorces sur la situation économique des familles en Suisse. Qu’en est-il de la situation financière des familles ?
Severin Bischof : Nous observons de manière générale que la situation économique des familles est plus difficile que celle des célibataires ou des couples sans enfant. Les familles ont besoin d’un revenu qui permette de subvenir aux besoins de plusieurs personnes, alors qu’en général, elles réduisent leur taux d’activité pour pouvoir s’occuper des enfants, si bien que leurs revenus diminuent.
Que se passe-t-il en cas de séparation ou de divorce ?
Bischof : Les parents séparés sont plus souvent dans une situation financière difficile, en particulier les familles monoparentales ayant des enfants de moins de 25 ans.
Et ce sont surtout des mères…
Bischof : En effet. L’impact du genre est particulièrement marqué dans les familles monoparentales : 80 % des mères séparées vivent seules avec leurs enfants et 16 % d’entre elles sont tributaires de l’aide sociale. Cela s’explique notamment par l’absence de partage du déficit. Il y a déficit lorsque le revenu des parents ne permet pas de subvenir aux besoins des deux nouveaux ménages. Or ce déficit est supporté uniquement par la personne qui a droit à une contribution d’entretien, généralement la mère. Elle doit alors demander l’aide sociale. Juste après la séparation, la moitié des mères, qui ont en général la garde de leurs enfants, vivent avec des moyens financiers faibles à très faibles. Elles se retrouvent alors dans une situation notablement moins bonne qu’avant la séparation. Selon nos calculs, 9000 mères sont concernées chaque année. Par contre, la précarité financière des pères n’augmente pas après la séparation.
« 80 % des mères vivent seules avec leurs enfants après une séparation »
Severin Bischof
Les choses évoluent-elles avec le temps ?
Bischof : Nous observons en règle générale une nette amélioration de la situation des mères dans les un à deux ans suivant la séparation. D’une part, elles reçoivent en général une contribution d’entretien de leur ex-partenaire ; d’autre part, elles parviennent souvent à augmenter un peu leur revenu professionnel. Mais ces mères connaissent encore la précarité deux fois plus souvent que les mères non séparées. Il en va tout autrement pour les pères : comme ils gagnent généralement beaucoup mieux leur vie que leur partenaire, peu d’entre eux se retrouvent en situation de précarité dans les un à deux ans après la séparation. Nous avons pris en compte les contributions d’entretien versées. Cependant, les données ne permettent pas de déterminer les coûts supportés par les pères qui s’occupent partiellement des enfants après le divorce, par exemple pour louer un logement plus grand ou pour accueillir leurs enfants.
Comment expliquez-vous que les pères aient une meilleure situation financière ?
Bischof : Il faut remonter à la naissance du premier enfant. Ce sont très largement les mères qui diminuent leur taux d’occupation pour s’occuper des enfants et qui, de ce fait, deviennent tributaires du revenu de leur conjoint. En 2014, une mère sur deux a vu son revenu réduit de moitié à la naissance du premier enfant. Les pères, par contre, ne réduisent pas ou que peu leur taux d’occupation. Et, chose frappante, la situation n’évolue quasiment pas lorsque les enfants grandissent.
Heidi Stutz : Depuis quelques années, les mères gardent plus souvent une activité professionnelle, mais elles ont souvent des temps partiels très faibles, qui n’augmentent pas au fil du temps. Cela est vrai également des mères divorcées ou séparées. 15 à 20 % des mères avec enfants en âge scolaire aimeraient travailler plus, mais ne trouvent pas de poste leur offrant un taux d’occupation supérieur et des trajets travail-domicile gérables.
On constate donc qu’en règle générale, les inconvénients financiers du divorce ou de la séparation sont plus importants pour les mères. Cet effet subsiste même si l’on prend en compte les contributions d’entretien versées par l’ex-partenaire. Vous avez évalué les données de séries temporelles allant de 1987 à 2015. Mais, ces dernières années, le Tribunal fédéral a durci les conditions pour obtenir une « contribution d’entretien après le divorce », c’est-à-dire une pension alimentaire pour l’ex-conjoint ou l’ex-conjointe. Quel impact cette jurisprudence a-t-elle sur les finances des mères et des pères divorcés ?
Bischof : Avant même cette nouvelle jurisprudence, les conséquences financières d’une séparation étaient déjà lourdes pour la personne ayant le revenu le plus bas. Ce problème n’est donc pas entièrement nouveau.
Stutz : Le problème concerne presque exclusivement les parents ayant un partage du travail unilatéral, mais ceux-ci sont encore assez nombreux. Après la séparation, les mères qui ont vécu en partie sur le revenu de leur partenaire sont obligées de trouver de nouveaux moyens de subsistance. C’est un problème que les pères n’ont généralement pas. En matière d’égalité, le droit a pris de l’avance. Lors de la révision du droit relatif à l’entretien de l’enfant, en 2017, le législateur a instauré une contribution de prise en charge, c’est-à-dire une indemnité pour le travail de prise en charge, qui a ainsi été séparée de la contribution d’entretien proprement dite. Il est juste en soi de lier le versement de cette contribution au travail non rémunéré qu’elle indemnise, et non au mariage. Le problème, c’est que la contribution de prise en charge a été conçue de manière rudimentaire et que le Tribunal fédéral a lié le droit à cette contribution à un modèle qui fixe le pourcentage d’activité demandé à la mère pour contribuer à l’entretien de la famille en fonction des degrés de scolarité. De ce fait, les nouveaux jugements tiennent beaucoup moins compte des conséquences de la répartition des rôles au sein de l’union conjugale, qu’ils sous-estiment, alors que c’est ce qui était mis en avant dans l’idée, naguère prépondérante, que les deux membres du couple devaient assumer ensemble les conséquences de la répartition des rôles durant le mariage, à travers la compensation des inconvénients découlant de leur union conjugale.
Avec quelles conséquences ?
Stutz : Les règles du jeu ont été changées en cours de partie, pour reprendre une expression de la professeure de droit Andrea Büchler. Les nouvelles règles signalent clairement qu’une ex-épouse doit subvenir à ses propres besoins. Mais les mères qui ont mis en pause leur carrière professionnelle il y a de nombreuses années pour assumer la majeure partie des tâches de prise en charge sont parties du principe que leur conjoint assurerait leur sécurité financière. Elles ne peuvent pas revenir sur leur décision d’alors. Quoi qu’il en soit, il était déjà fréquent que l’ex-époux n’ait pas les moyens de financer une contribution d’entretien, parce que légalement, la contribution de l’enfant et la contribution de prise en charge priment. Ce problème est alors particulièrement impactant pour les mères au foyer d’un certain âge qui divorcent d’un conjoint au revenu confortable.
Le Tribunal fédéral a des règles pour définir quand on peut raisonnablement exiger de la personne qui prend en charge les enfants qu’elle reprenne un travail rémunéré et avec quel taux d’occupation. Avant, il n’était pas obligatoire d’avoir une activité professionnelle tant que le dernier enfant avait moins de dix ans. Maintenant, la personne qui a la charge des enfants est censée pouvoir travailler à mi-temps lorsque son dernier enfant rentre à l’école. Et ce taux passe à 80 % à l’entrée au secondaire, puis à plein temps lorsque l’enfant atteint 16 ans. Ces règles sont-elles appropriées ?
Stutz : L’ancienne réglementation était largement dépassée. Il est évident qu’elle avait besoin d’être adaptée à la nouvelle réalité sociale. Néanmoins, la hausse à l’entrée au secondaire me paraît rude. Elle ne tient pas vraiment compte des difficultés que présente la recherche d’un emploi, de la limitation des opportunités professionnelles après une pause prolongée, ni des mini-temps partiels. Il faudrait en outre s’assurer, de manière générale, que les mères ont effectivement la possibilité de concilier activité professionnelle et famille.
Les arrêts de fond du Tribunal fédéral suite à la modification des dispositions sur l’entretien après le mariage ont été pris par une cour uniquement composée d’hommes. Le résultat aurait-il été différent si des femmes avaient eu voix au chapitre ?
Stutz : Je pense qu’avec un collège mixte, ces arrêts auraient peut-être été un peu plus proches de la réalité des femmes. Ce que je trouve curieux, c’est que les juges se soient manifestement basés sur des considérations théoriques pour rendre ces arrêts, alors que les données empiriques montrent clairement les difficultés qui règnent sur le marché du travail.
Ces nouveautés ont été introduites en invoquant l’argument de l’égalité entre femmes et hommes. Pensez-vous qu’elles contribuent à l’améliorer ?
Stutz : Il est clair que le droit du divorce avait besoin d’être modernisé, car il était encore fortement marqué par l’ancien droit du mariage et axé sur une répartition traditionnelle des rôles. Mais le Tribunal fédéral ne peut pas changer la réalité sociale en faisant cavalier seul. Comme pour tout ce qui concerne l’égalité, il est essentiel de bien distinguer l’égalité en droit et l’égalité dans les faits. Or l’égalité en droit a des conséquences discriminatoires dès lors qu’elle a systématiquement un impact différent sur les femmes et sur les hommes en raison de l’inégalité de leur situation de fait. La balle est dans le camp des politiques : si l’on veut que les mères et les pères aient une responsabilité égale dans l’entretien de la famille, il faut que la société offre des conditions appropriées pour cela.
C’est-à-dire ?
Stutz : Il faut aménager les horaires des crèches et des écoles de manière à ce que les parents puissent vraiment concilier métier et vie de famille. On a également besoin d’offres d’accueil extrafamilial qui soient accessibles, à la fois géographiquement et financièrement. C’est le cas en ville, mais pas en milieu rural. Il y a des zones ou des périodes où il n’y a pas de structures d’accueil, par exemple pendant les vacances scolaires. Il est également indispensable d’avoir un congé parental : la grande majorité des jeunes mères trouvent que le congé de maternité rémunéré est trop court. À peine un cinquième d’entre elles reprennent une activité professionnelle après 14 semaines. Beaucoup financent elles-mêmes la prolongation de ce congé, ce qui crée une inégalité économique. Et si elles ne peuvent pas prolonger leur congé de maternité ou réduire leur taux d’occupation, elles sont nombreuses à devoir démissionner et à se retrouver avec une interruption de leur parcours professionnel. S’il y avait un congé parental avec une partie réservée aux pères, les hommes auraient la chance de participer dès le début à la prise en charge des enfants. Sur un autre plan, les parents qui pratiquent un partage égalitaire de l’activité professionnelle et des tâches familiales restent pénalisés financièrement, par exemple au niveau des caisses de pension.
« Nous avons besoin du congé parental »
Heidi Stutz
Que recommandez-vous aux mères ?
Bischof : Il faut qu’elles s’efforcent de conserver leur indépendance financière afin de ne pas se retrouver dans une situation délicate en cas de séparation ultérieure. Les séparations et les divorces sont une réalité : le taux de divorce atteint les 40 % et la séparation concerne un couple sur trois ayant des enfants de moins de 25 ans. Une répartition égalitaire du travail peut sembler défavorable à court terme, à cause du coût élevé de l’accueil extrafamilial ou, pour les couples mariés, de la surcharge fiscale, mais à long terme, c’est une bonne opération.
Stutz : Les femmes ont besoin de s’affirmer davantage sur le plan financier et il est important qu’elles prennent leur vie en main. Avec Alliance F, nous avons développé le simulateur financier « Cash or Crash », qui permet de calculer les effets des décisions de vie sur le revenu disponible à court terme et sur les probabilités de revenu à long terme, jusqu’à la rente de vieillesse. Encore un message simple qu’il faut absolument faire passer à toutes les mères non mariées : si vous n’avez pas les mêmes perspectives de revenu que votre partenaire, vous devriez au moins être mariée. En effet, qu’on le veuille ou non, le mariage continue d’offrir une sécurité financière bien plus importante à la personne qui a les revenus les plus faibles que si elle n’était pas mariée.
Severin Bischof et Heidi Stutz
L’économiste Severin Bischoff est responsable du secteur Analyse des données, modèles et prévisions, au bureau d’études de politique du travail et de politique sociale (BASS). Il a publié en 2023 une étude en allemand intitulée « Die wirtschaftliche Situation von Familien in der Schweiz. Die Bedeutung von Geburten sowie Trennungen und Scheidungen (La situation économique des familles en Suisse. Importance de la naissance et du divorce / de la séparation) », sur mandat de l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS). Heidi Stutz a longtemps été responsable des domaines de la famille et de l’égalité entre femmes et hommes chez BASS. Elle a co-dirigé un vaste projet de recherche sur la situation des parents séparés et de leurs enfants, projet qui a notamment permis, en 2022, l’élaboration d’un rapport encore non publié pour la Commission fédérale de coordination pour les questions familiales (COFF) et l’Office fédéral de la justice (OFJ).
Cet entretien a été publié le 28 novembre 2023 dans la revue « Questions au féminin » de la Commission fédérale pour les questions féminines CFQF. Sur le site Comfem.ch, vous trouverez d’autres entretiens, articles spécialisés, portraits et infographies sur le thème de l’argent dans une perspective de genre.